L’obsolescence rapide des objets numériques génère une quantité astronomique de déchets. Très peu d’entre eux sont recyclés en raison d’un manque d’intérêt et de savoir faire. Un projet de recherche en design s’intéresse aux pionnières et aux pionniers qui explorent les usages possibles de ces rebuts dans le domaine artistique ou associatif.
TEXTE | Geneviève Ruiz
Entre 2010 et 2022, la quantité annuelle de déchets électroniques dans le monde est passée de 34 millions à 62 millions de tonnes. Moins du quart d’entre eux ont été recyclés alors qu’ils sont constitués pour moitié de métaux. Une grande partie se retrouve dans des pays pauvres. C’est le constat du rapport Global E-waste Monitor 2024 de l’Institut des Nations unies pour la formation et la recherche et l’Union internationale des télécommunications.
Cette situation environnementale catastrophique n’a cependant pas de solution simple. Elle est notamment associée à des valeurs centrales propres aux sociétés capitalistes et à leur fonctionnement systémique : une focalisation sur l’innovation technologique et la consommation d’objets neufs au détriment du soin aux objets existants et des savoir-faire liés à leur réparation ou réutilisation. La complexité des objets numériques, par ailleurs souvent conçus dans une optique d’obsolescence programmée, et le fait qu’ils contiennent nos données personnelles font qu’ils restent souvent au fond d’un tiroir et qu’on ne sait pas quoi en faire. Face à des entreprises qui l’inondent de produits numériques, notre société ne parvient pas à prendre collectivement en charge ce problème. Pourtant, il existe des pionnières et des pionniers qui inventent des solutions pour réparer ces objets ou les réutiliser.
Des boutiques de réparation qui créent du savoir
Il y a quelques années, le socio-anthropologue Nicolas Nova (1977-2024), professeur à la Haute école d’art et de design – Genève (HEAD – Genève) – HES-SO, avait été l’un des premiers à explorer ces territoires en dehors des circuits industriels, convaincu qu’ils recelaient des formes d’innovation inspirantes et des savoirs qui allaient devenir essentiels avec la raréfaction des ressources et la possibilité d’un effondrement des infrastructures. Entre 2017 et 2019, il avait mené une enquête ethnographique dans les boutiques de réparation de smartphones à Genève et à Zurich avec sa collègue Anaïs Bloch, artiste, dessinatrice et chercheuse qui travaille sur des projets à la croisée de l’anthropologie et des cultures numériques. Intitulée De la réparation informelle à l’innovation silencieuse, le cas des smartphones (lire l’article dans Hémisphères 19), cette recherche était soutenue par le FNS. Cette immersion dans l’univers de ces réparatrices et réparateurs, qui parviennent à bricoler des solutions quotidiennes pour prolonger la vie des smartphones en déjouant les obstacles imposés par les fabricants et voyagent jusqu’en Chine pour se procurer des pièces de rechange, a révélé la richesse de ces lieux collectifs de création de savoirs.
« Nous avons ensuite décidé de nous intéresser à la réutilisation des déchets numériques », raconte Anaïs Bloch. Elle précise que le projet Discarded Digital, également financé par le FNS, ne s’intéresse plus uniquement aux smartphones, mais à l’ensemble des déchets numériques produits depuis une cinquantaine d’années par les différentes périodes sociotechniques qui se sont succédé au rythme des innovations et des évolutions des usages : consoles de jeux, ordinateurs, imprimantes, baladeurs, etc. Entrepris en 2022, Discarded Digital, qui a intégré le doctorant Thibault Le Page dans l’équipe, a commencé par des questionnements sur l’anthropologie des déchets : comment les objets numériques se transforment-ils en déchets ou quelle entité a le pouvoir de décréter que tel objet n’est plus utilisable ?« Sur cette base, nous avons lancé une enquête ethnographique pour analyser les pratiques d’artistes et d’associations, en Suisse et en France, qui explorent des voies de réutilisation des déchets numériques, raconte Anaïs Bloch. Il s’agit encore une fois de lieux de création de savoir qui se développent en marge des circuits dominants. Leurs méthodes, outils et gestes sont éloignés des manières de travailler habituelles : on observe, démonte, casse, répare, teste, enlève, ajoute, soude, raccourcit… L’apprentissage se fait beaucoup en autodidacte, par des essais et des erreurs. Certaines personnes ont développé ainsi de vastes savoir-faire. »
Des univers burlesques aux enceintes bluetooth recyclées
Après deux ans d’enquête, la chercheuse a rencontré plus d’une cinquantaine d’actrices et d’acteurs sur le terrain. Certains inventent des instruments de musique en détournant les sons produits par des objets électroniques, d’autres créent des univers burlesques inspirés de fêtes foraines, d’autres encore développent des univers de jeux vidéo féministes. En stage d’observation à La Réunion, Anaïs Bloch a rencontré un collectif qui récupérait les haut-parleurs de vieux téléviseurs pour en faire des enceintes bluetooth. Plus proche de chez nous, à Chexbres, elle a analysé le processus de création de Gerry Oulevay, un inventeur autodidacte qui explore les rebuts du numérique.
« Dans son atelier, ces objets changent de statut, observe Anaïs Bloch. De déchets, ils deviennent une ressource pour une potentielle transformation ou pour en extraire des composants. J’ai suivi Gerry Oulevay alors qu’il réalisait un projet pour le Musée de Bagnes, en Valais, qui visait à exposer des objets numériques fonctionnant sans électricité. Il a notamment créé un audioguide alimenté par un vélo d’appartement des années 1970, combiné un lecteur MP3 au fonctionnement d’une ancienne baratte à beurre – un outil qui permet de transformer la crème de lait en beurre –, et détourné l’usage d’un téléphone datant de 1940 qui se met à dire un conte. »
Si ces objets sont issus de la récupération, il a parfois été nécessaire de commander des pièces de rechange en Chine. « On ne se trouve plus ici dans une opposition entre low tech et high tech, mais dans la wild tech, qui bouscule les codes et redéfinit l’innovation », explique la chercheuse, frappée parles nombreuses difficultés surmontées par l’inventeur :« On ne peut pas imaginer la quantité d’ajustements et d’essais ratés pour comprendre, réparer et détourner ces objets. Gerry Oulevay a atteint un niveau d’expertise en informatique, électronique et ingénierie remarquable et s’est constitué un réseau d’expertes et d’experts auxquels il fait appel. Son humilité et sa persévérance sont hors normes. Cela illustre l’immense effort que requièrent la réparation et la réutilisation des déchets numériques. »
Si Gerry Oulevay persévère, c’est parce que sa motivation va au-delà de ses réalisations :« Dans une société où la culture de la réparation et de la fabrication est quasi absente, sa démarche s’associe à une vision politique, souligne Anaïs Bloch. Ses inventions permettent de repenser nos rapports avec les technologies et remettent en question les modes de production et de division du travail industriel. Elles montrent que d’autres voies sont possibles et cela donne un sentiment d’empowerment. »
Restitution des résultats par la BD
Le projet Discarded digital a été bouleversé par le décès subit de Nicolas Nova le 31 décembre 2024. « Il en était le requérant et nous dialoguions constamment, confie Anaïs Bloch. Il m’encourageait à explorer des voies inédites et nous soutenait, Thibault Le Page et moi-même, dans nos projets de restitution des résultats de cette recherche sous forme de BD. » Cette voie novatrice avait déjà été utilisée dans le cadre du projet sur la réparation des smartphones car elle permet de toucher un public différent tout en transmettant des émotions et des atmosphères liées à l’analyse ethnographique.
Malgré la douleur et les difficultés, l’équipe de recherche poursuit ses enquêtes de terrain.« L’héritage de Nicolas Nova imprègne notre travail et la conversation avec sa pensée se poursuit même en son absence », relève Anaïs Bloch. Discarded digital donnera lieu à des articles, des conférences, ainsi qu’aux thèses de Thibault Le Page sur les ruines de la pop culture et d’Anaïs Bloch sur les dimensions pédagogiques de la réutilisation des rebuts du numérique.
L’éclaireur des interstices technologiques, hommage à Nicolas Nova (1977-2024)
Le 31 décembre 2024, Nicolas Nova, professeur à la HEAD – Genève (HES-SO),est subitement décédé à l’âge de 47 ans, victime d’une crise cardiaque lors d’un trek au sultanat d’Oman. Esprit curieux et visionnaire, il a marqué de son intelligence vive et de son regard aiguisé ses étudiantes et étudiants, collègues et ami·es. Interviewé à plusieurs reprises dans la revue Hémisphères (« Ces docteurs smartphones qui réconcilient numérique et écologie », Hémisphères 19 ; « Réinventer l’avenir avec du solar punk et des rebuts de smartphones », Hémisphères 24), Nicolas Nova avait conquis la rédaction par sa disponibilité et son talent pour rendre accessibles des idées complexes. Sa disparition brutale est une immense perte pour la communauté du design, des sciences humaines et des cultures numériques, tant sa personne et ses travaux faisaient l’unanimité.
Après des études en sciences naturelles et cognitives, Nicolas Nova avait obtenu un doctorat en interaction humain-machine en 2007 à l’EPFL. Il avait ensuite soutenu une seconde thèse à l’Université de Genève en sciences de la société portant sur les smartphones. Il faisait partie des rares personnes dont la précision scientifique trouvait des ancrages tant dans la popculture (musique et jeux vidéo notamment), la presse grand public que les sphères professionnelles des technologies et du design. Nicolas Nova ne cédait jamais à la critique facile des technologies, pour au contraire montrer ce qu’elles recèlent de paradoxes, de perspectives écologiques ou d’étincelles de savoir. Il se jouait des cases institutionnelles limitant trop souvent la production de connais sances. Il laisse derrière lui un vide, mais aussi un riche héritage de 19 livres et de nombreux articles.