Comment les constructions participatives de skateparks permettent-elles aux jeunes de mieux s’approprier leurs espaces de vie, de renforcer leurs compétences citoyennes, tout en créant des espaces publics de qualité ? Une recherche menée dans plusieurs cantons tente de trouver des réponses.

TEXTE | Gilles Labarthe

« Je suis skater depuis trente-six ans. Par la force des choses, je me suis engagé depuis longtemps sur desprojets de skateparks, d’abord de manière informelle, puis bénévolement dans des associations, raconte Jérôme Heim. Par exemple celui du skatepark de La Chaux-de-Fonds, qui se trouve aux anciens abattoirs,où je suis actif depuis bientôt vingt-cinq ans. » Cet adjoint scientifique à la HE-Arc Gestion (HEG Arc) – HES-SO représente l’exemple même du chercheur directement impliqué sur le terrain. Des projets participatifs de skateparks « do it yourself » (DIY), il en a mené quelques-uns dans plusieurs villes de Suisse romande ces dernières années. Cette expérience lui a valu d’être mandaté par des autorités locales « pour animer ces chantiers, les organiser, chercher de l’argent », en articulant participation de la jeunesse et enjeux urbanistiques. « Depuis dix ans, j’accompagne ainsi la construction d’un skatepark en béton au Locle, de façon évolutive, par étapes. »

Le chercheur Jérôme Heim est actif depuis bientôt vingt-cinq ans dans le skatepark de La Chaux-de-Fonds, où il a été photographié par Patrice Schreyer. | © PATRICE SCHREYER

Ce type de projet, complexe, rencontre certaines difficultés : entre les différents acteurs, mais aussi autour de la question du lieu attribué par la municipalité, du voisinage, des moyens financiers à recueillir, engager et gérer ; ou encore au sujet, des dimensions matérielles, de l’outillage, du transport de béton, du gros œuvre, des compétences techniques ; et enfin, à propos des attentes des uns et des autres, de la pérennisation des installations ou au contraire, de leur abandon ou même destruction… Comment mieux valoriser un tel travail d’accompagnement, outre des formations et des partages de connaissances ? Quels enseignements en tirer, aussi en vue de faciliter d’autres projets et infrastructures autorisés par les municipalités et respectant les normes légales ? L’aventure du Locle, menée depuis 2015, a donné à Jérôme Heim l’envie de prendre du recul.

Volonté de créer des espaces dédiés aux jeunes

Son expérience a ensuite croisé les centres d’intérêt d’Annamaria Colombo, professeure à la Haute école de travail social Fribourg –HETS-FR – HES-SO : « Je travaille depuis plus d’une vingtaine d’années sur les questions de marginalités urbaines, des comportements de jeunes dits à risque », explique-t-elle. Justement : dans les esprits, les groupes de skaters ne sont-ils pas souvent assimilés à des représentations hâtives de « bandes de jeunes », évoluant dans les marges, investissant des friches urbaines, ou s’appropriant l’espace public de manière envahissante et exclusive ? « Dans les médias, ils peuvent être représentés avec des images souvent négatives, suscitant une certaine peur des adultes, une forme d’incompréhension, un souci de perte de contrôle, rappelle la chercheuse. L’espace urbain, et l’espace public en général, n’est pas présenté par les adultes comme un lieu propice à la socialisation des jeunes. » En matière de politiques publiques et d’urbanisme, cela se traduit par la volonté des municipalités de favoriser la création d’espaces dédiés, comme dans des maisons de quartier, ou des terrains de sport. Dans ce contexte, l’intérêt des autorités locales pour la création de skateparks s’est aussi confirmé ces dernières années en Suisse romande. « Les skateparks sont vus par plusieurs communes comme un moyen de montrer que la municipalité “ fait bien les choses ” et intègre la jeunesse, résume Annamaria Colombo. Mais la gouvernance de ces projets requiert certaines conditions pour qu’ils soient propices au bien-être des jeunes. C’est l’une des réflexions à la base de notre recherche. Ce n’est pas parce quel’on met en place un skatepark que tout va bien aller, qu’il va forcément plaire aux jeunes et correspondre à ce qu’ils souhaitent. »Jérôme Heim complète : « Si le “participatif”est devenu un terme à la mode, quelles sont les conditions qui favorisent la participation pleine et entière, et non pas limitée à du consultatif, ni réduite à une démarche alibi ? »

Pas de gouvernance idéale, mais des conditions à remplir

Ces réflexions sont à la base de la recherche menée par ce duo et son équipe. Soutenue par le FNS, elle a été lancée en 2024 pour une durée de quatre ans. Dans ce cadre, ils étudieront quatre terrains situés dans les cantons de Fribourg, Berne, Jura et Neuchâtel via des approches socioanthropologiques et qualitatives (observation, entretiens semi-directifs, documentation). Ces sites se trouvent à Moutier, sous la responsabilité du Service de la jeunesse et des actions communautaires, à Bienne impliquant les associations Terrain Gurzelen et Backyard Skatepark, à Bevaix avec l’association La Grind Béroche, ainsi qu’à Fribourg avec l’association Public Domain Skate Club. On peut lire dans le descriptif du projet que ces endroits « présentent des aspects contextuels variés et des caractéristiques de mises en œuvre différentes. Bien que certains combinent éléments DIY et préfabriqués et que leur ancrage dans l’espace communal varie de cas en cas, tous partagent une dimension d’autoconstruction et sont portés par des collectifs de jeunes âgés entre 14 et 25 ans. Chaque projet est à sa manière en contact avec des représentantes et représentants des autorités publiques locales, des partenaires externes et d’autres participantes et participants plus occasionnels. »

Annamaria Colombo ajoute : « Nous partons du postulat qu’il n’y a pas une forme de gouvernance idéale, du fait de la complexité des situations. Il y aurait plutôt des conditions à remplir pour garantir une meilleure participation des jeunes, des associations, des communes et de tous les acteurs concernés… que nous essayerons d’identifier. C’est aussi pour cela que nous allons étudier quatre cas différents. Certains projets viennent d’initiatives des jeunes eux-mêmes, d’autres de services d’animations ou des municipalités. On observe parfois des questions de relève et des risques d’instabilité, puisque la concrétisation de ces projets prend beaucoup de temps. C’est l’un des enjeux que nous voulons étudier : comment inscrire ces projets dans la durabilité. » Jérôme Heim rappelle de son côté que de tels projets de skateparks DIY comportent « des temporalités propres à la jeunesse que les autorités communales ont parfois de la peine à comprendre. Les jeunes ont leurs propres fonctionnements et impératifs. »

Au-delà des difficultés subsistent des risques d’incompréhensions réciproques, d’attentes divergentes, de manières de faire différentes. L’enjeu de cette démarche consistera donc à mieux identifier les conditions favorables à la réalisation de chaque projet. Le sujet est d’autant plus important que ces initiatives d’autoconstruction de skateparks permettent aux jeunes d’exercer et d’affirmer de multiples compétences en termes de développement interpersonnel, d’insertion sociale, ou de participation urbaine et citoyenne. Jusqu’en octobre 2028, la recherche se focalisera donc sur ces questionnements, avec cet objectif supplémentaire exprimé dans son descriptif :« explorer également la manière dont ces projets contribuent à la création d’espaces publics conviviaux et inclusifs, en favorisant des ambiances urbaines accueillantes pour toutes et tous ».