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Tous traqués: les excès du cybermarketing

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Intrusives, les publicités en ligne n’ont plus le vent en poupe. Leur fonctionnement repose sur les données des utilisateurs, qui circulent auprès d’un maillage complexe d’acteurs. Les états font pression pour rendre ce cheminement plus transparent.

TEXTE | Camille Andres
INFOGRAPHIES | Benjamin Schulte

En Europe, plus de 35% des internautes utilisent un système de blocage de publicité sur leur ordinateur, selon GlobalWebIndex. Dans le monde, ils seraient 615 millions à faire de même. L’adblocking se développe désormais également sur mobile en Asie. Une situation qui inquiète les supports publicitaires et l’industrie. Le manque à gagner serait de 30 milliards de dollars en 2017 d’après PageFair, start-up de services pour les marketeurs en ligne. Ce phénomène s’explique notamment par les pratiques toujours plus intrusives de marketing digital. Il excède de nombreux internautes, inondés par des publicités après un achat en ligne et dont certains vont jusqu’à se sentir espionnés.

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Arnaud Dufour © Guillaume Perret | lundi 13

Dans les millisecondes qui séparent l’appel d’une page web et l’affichage des publicités sur cette page, l’espace publicitaire est proposé automatiquement à des annonceurs sur une ou plusieurs places de marché électroniques, détaille Arnaud Dufour, professeur à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud.

Une collecte d’informations opaque

Tous les usages en ligne sont aujourd’hui consignés. Certes, pas forcément à des fins publicitaires: le but peut être d’améliorer l’ergonomie d’un site web, par exemple. Le recueil de ces informations reste cependant opaque et invisible. «Après dix ans dans le marketing digital, je suis consciente des différentes méthodes de traçage qui existent à chaque fois que je surfe sur le web. Mais un internaute lambda ne le réalise pas toujours et ne saura pas bien se protéger», assure une experte genevoise du domaine qui souhaite rester anonyme. Se protéger de quoi exactement? «De la récolte massive de données», explique Arnaud Dufour, professeur à la Haute école d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD et auteur de l’un des premiers ouvrages francophones sur le marketing digital. Les données sont devenues la base du marketing en ligne, parce qu’elles permettent aux annonceurs d’identifier leurs clients pour leur proposer des publicités sur mesure. «Avec le digital, il est devenu possible d’acheter de l’espace publicitaire en définissant l’audience à atteindre, indépendamment des supports que cette audience parcourt (sites, applications mobiles, ndlr), précise le chercheur. L’annonceur définit les caractéristiques de sa cible (genre, âge, intérêts, comportement). Des systèmes se chargent ensuite de trouver les internautes correspondants pour leur présenter les publicités.»

Ces données sont fournies par les utilisateurs, soit de manière implicite (leur comportement est analysé à leur insu) ou explicite, en remplissant par exemple un formulaire.

Le hic, pointe Arnaud Dufour, c’est que notre consentement se révèle souvent «volontaire mais pas éclairé», alors même que le volume d’informations cédées ne fait que s’accroître. En effet, qui comprend à quoi il s’engage lorsqu’il clique sur «accepter les cookies»? Or cet outil permet à des entreprises spécialistes de la gestion de données des utilisateurs de recueillir des informations précises sur un internaute. Croisées, déduites, combinées via des algorithmes, ces données permettent d’obtenir un profil de plus en plus précis. Plus le profil d’un internaute est dressé de manière fine, plus la valeur de l’espace publicitaire le concernant sera forte.

Le nouveau pouvoir des ad exchange

Infographie: Benjamin Schulte « Tous traqués: les excès du cybermarketing » // www.revuehemispheres.com
Infographie: Benjamin Schulte

Difficile pour un internaute d’imaginer la machinerie à l’œuvre lorsqu’il surfe de page en page, ainsi que la série d’acteurs en jeu, dans ce laps de temps réduit. Les supports publicitaires comme le site d’un quotidien, par exemple, ne disposent pas toujours des moyens techniques, ni des forces de vente requises pour commercialiser leurs espaces. «Dans les quelques centaines de millisecondes qui séparent l’appel d’une page web d’un quotidien et l’affichage des publicités sur cette page, l’espace publicitaire est proposé automatiquement à des annonceurs ou aux logiciels qui les représentent sur une ou plusieurs places de marchés électroniques, ou ad exchange», détaille le chercheur. Ces acteurs sont aujourd’hui puissants et stratégiques. Puissants, car ils traitent un grand nombre de transactions. «La société californienne OpenX est un ad exchange qui traite plus de 60 milliards d’enchères par jour», signale Arnaud Dufour. Mais surtout car ils disposent désormais de bases gigantesques: l’entreprise américaine Acxiom, par exemple, possède des données sur 700 millions de consommateurs. Ces éléments peuvent être croisés avec des informations issues du monde réel: «Le groupe Casino a créé relevanC, filiale chargée de collecter et valoriser des données issues de ses supermarchés et de ses sites e-commerce. Cela représente 50 millions de profils, décrits à travers plus de 1100 critères.» Le géant français Criteo analyse 600 térabits de données chaque jour et a diffusé 1200 milliards d’annonces en ligne en 2017. Il est présent en Suisse «comme les géants Google avec Adwords et DoubleClick, Facebook, ou Microsoft…», note Arnaud Dufour.

Seule limitation sérieuse à ce pouvoir aujour­d’hui? Le RGPD, règlement européen sur la protection des données entré en vigueur fin mai 2018 dans toute l’Europe. Il exige l’«obtention d’un vrai consentement de la part des internautes qui fournissent des données», résume Arnaud Dufour. Par ailleurs la collecte de données devra se faire a minima, et en expliquant aux consommateurs à quel escient. Reste à savoir si plus d’explications apporteront, effectivement, plus de transparence. Ou si celles-ci seront, elles aussi, balayées d’un rapide clic sur «j’accepte».


1 – Peu d’internautes sont conscients que lorsqu’ils visitent une page web, par exemple celle d’un grand quotidien, leur navigateur va solliciter de nombreux serveurs, en plus du serveur hébergeant le site journalistique.

2 – Ces serveurs peuvent fournir du contenu comme un morceau de la page web ou une vidéo, gérer les statistiques de consultation, ou surtout, gérer la diffusion des annonces publicitaires (ad-servers ou serveurs publicitaires). Ces derniers alimentent en annonces les espaces publicitaires figurant sur le site du quotidien.

3 – Lorsqu’il clique sur « accepter les cookies », l’internaute donne donc souvent un accord global pour céder des informations au quotidien, mais aussi à tous ces autres serveurs.

4 – Chacun de ces serveurs pourra dès lors légitimement déposer sur sa machine des cookies permettant d’identifier le navigateur et enregistrer des données concernant la consultation de la page.

5 – Ces données significa­tives seront stockées côté serveur dans des bases de données qui les associeront à chaque identifiant.

6 – Si la page concerne par exemple du sport, il sera possible d’associer le navigateur, et donc implicitement l’utilisateur qui en fait usage, à un intérêt pour le sport.


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