Mathieu Bouvier, artiste et chercheur à l’Université Paris 8 et à La Manufacture – Haute école des arts de la scène à Lausanne, a créé une plateforme web en collaboration avec le chorégraphe Loïc Touzé. Inaugurée début 2018, elle questionne la notion de figure en danse.
TEXTE | Tania Araman
Comment avez-vous eu l’idée de créer, avec votre site Pourunatlasdesfigures.net, un atlas des figures sur internet?
Mathieu Bouvier: C’est une longue histoire. Il faut remonter à ma rencontre avec Loïc Touzé, c’est-à-dire la rencontre entre un chorégraphe et un spectateur. L’étincelle, c’est lorsque j’assiste, en 2005, à Love, un spectacle de Loïc créé en collaboration avec Latifa Laâbissi. À l’époque, je suis déjà vidéaste et j’ai l’habitude de filmer la danse. Cette pièce, une suite de tableaux figuratifs, interprétés par six danseurs aux visages grimés, dépersonnalisés, flirtant avec le mimodrame, me procure néanmoins un choc esthétique intense: elle me renseigne très physiquement sur ce qu’est l’expérience du regard. J’arrive à suivre en temps réel l’activité de mon oeil.
C’est-à-dire?
Par exemple, lorsque les danseurs miment l’agonie, de façon très excessive, grimaçant au ralenti, puis s’arrêtant, l’image fait rire, on est renvoyé au cinéma burlesque. Mais la scène dure un peu trop longtemps: la grimace, soutenue au début, se décompose peu à peu, lentement, comme un sourire qui s’efface sur un visage. Le spectateur est alors confronté à sa manière de faire survivre l’image, à la manière dont elle se délite. Tout le potentiel comique s’effondre, on est frappé par une sorte de monstruosité, un peu comme lorsqu’on se regarde trop fixement dans le miroir: il arrive toujours un moment où l’on ne se reconnaît plus et s’ensuit un effet d’étrangeté. Pour en revenir à Love, cette expérience me saisit, m’amuse, m’interpelle: j’en viens à me demander comment moi, spectateur, je coproduis avec mon regard l’image que j’ai devant les yeux.
Avez-vous tout de suite partagé ces impressions avec Loïc Touzé?
Non. Mais j’ai entamé une réflexion sur cette thématique et ce n’est qu’en 2009 que la rencontre a lieu. Je raconte mon expérience à Loïc, qui accorde déjà beaucoup d’importance au regard du spectateur. Il me propose alors d’animer avec lui des ateliers pédagogiques de chorégraphie, mêlant mes questionnements théoriques à ses outils pratiques, autour du thème de la vie et la survie de l’image dans les corps. Autour de l’idée qu’en dansant, le corps en mouvement crée des images sous les yeux du spectateur. Peu à peu, au fil de ces ateliers, enrichis par toutes les personnes qui y ont participé, la notion de figure est apparue.
Vous ne faites toutefois pas référence à des figures répertoriées, comme celles de la danse classique…
Non, en effet. Même si on n’a rien contre, même si on peut s’amuser avec les figures constituées par les répertoires, pour nous, la notion de figure renvoie à un événement visuel, une épiphanie ou une voyance concomitantes au geste du danseur et au regard du spectateur. Étant donné qu’elle est le moment d’une apparition, la figure ne se laisse pas réduire à une forme nommable. Dans le vocabulaire courant, principalement lié à l’histoire de l’art, la figure renvoie à une référence connue, à un archétype, comme la figure de l’avare au théâtre. Mais si on la rapporte à ses racines latines et chrétiennes, la notion de figure a une tout autre dimension: la figura désigne l’opposé d’une figure fixe, identifiable. Le mot vient du latin fingere, qui signifie à la fois «modeler» et «feindre», et qui renvoie à l’activité des doigts du potier sur la terre meuble. Figurer, dans la langue latine, fait donc référence au moment de la métamorphose de la matière, lorsque les potentiels d’images ne sont pas encore fixés. C’est ce que moi-même je cherche à repérer dans l’esthétique de la danse: cette sensation de voir davantage que ce que l’on a sous les yeux. Cette idée qu’une danse, plus figurale que figurative, donne à voir plutôt qu’elle ne montre.
De quelle manière Loïc Touzé intègret-il cette vision de la figure à son travail artistique et pédagogique?
Loïc n’écrit jamais le mouvement à l’avance. L’idée, c’est de le créer avec les interprètes, d’exciter leur imaginaire. Ils ne se contentent donc pas d’exécuter un geste, mais doivent sans cesse l’équiper d’une intrigue. Par exemple, dans le spectacle Love, les danseurs se prêtent à un numéro de claquettes, pieds nus. Il s’agit donc de claquettes sans frappe sonore, qui ne claquent pas, assourdies et rêveuses. Pour donner de l’épaisseur à cette image, Loïc livre des consignes qui varient d’un soir à l’autre. Une fois, les danseurs devront s’imaginer qu’ils jouent sur un sol instable. Une autre, qu’ils sont à bord du Titanic, en train de couler, mais tâchant de maintenir l’illusion de la verticale et du divertissement aux yeux des passagers. Autant d’outils qui leur permettent d’alimenter leur mouvement, de créer des fictions qui vont donner une certaine qualité, une certaine épaisseur à la danse. Récemment, ils ont reçu comme indication de se suspendre à leur sourire: leur pied est devenu plus léger, leur colonne vertébrale s’est redressée et même leur sourire s’est élargi.
Le spectateur comprend-il, de son côté, quelle est la fiction représentée par le danseur?
Non, et ce n’est pas ça que l’on recher‑che. Il ne s’agit pas qu’il devine l’intrigue qui se cache derrière le mouvement du danseur. Mais si la magie opère, il se rend compte qu’il y a une certaine dimension qui lui échappe, à laquelle il n’a pas accès. Cela le pousse, par empathie, par jeu de ressemblances, à chercher du sens dans son propre imaginaire. La danse est donc la figure partagée entre la voyance de l’interprète et celle du spectateur, mais il n’est pas nécessaire que les deux coïncident.
C’est sur la base de ces réflexions que vous avez créé votre site?
Oui. En charge de l’enquête théorique, j’ai voulu confronter nos idées sur cette notion de figure aux champs du théâtre, du cinéma, de la littérature, mais aussi la psychologie, de la clinique, de la phénoménologie de la perception, et même de l’anthropologie: en effet, nous ne sommes pas très loin de la logique des rituels. Entre 2015 et 2017, nous avons constitué une équipe plus large, développé et intensifié nos recherches dans le cadre du département de recherche de La Manufacture – Haute école des arts de la scène à Lausanne où Loïc enseigne. Nous avons pensé qu’un site internet pouvait être un endroit idéal pour publier, un lieu de production et d’échange autour de ces questions, qui évoluent sans cesse au gré des découvertes. Le but est qu’il permette au visiteur de se promener dans cet archipel de savoirs, en suivant les chemins de la curiosité et de la sérendipité.