À Lausanne, le senior-lab fait collaborer des chercheur.es, des entreprises et les autorités publiques avec une communauté de seniors. Son objectif est de les faire participer à toutes les étapes de développement de nouveaux services et produits.

TEXTE | Geneviève Ruiz
ILLUSTRATION | Pawel Jonca

HEMISPHERES N°21 – Locales, urbaines, intimes: les proximités // www.revuehemispheres.ch
La participation intense des futurs usagers au senior-lab permet de rester au plus près de leurs besoins et de s’assurer que les innovations seront adoptées. Illustration réalisée par Pawel Jonca pour Hémisphères.

Les 150 membres de la communauté du «senior-lab», un laboratoire vivant situé à Lausanne, ont deux points communs: être à la retraite et avoir envie de contribuer au développement de produits et services innovants. Pour le reste, ils forment un groupe diversifié en termes de résidence – ville ou campagne –, de genre – il y a tout de même plus de femmes que d’hommes –, de parcours de vie ou d’état de santé. «L’hétérogénéité est une caractéristique des 65 ans et plus, précise Rafael Fink, collaborateur scientifique qui anime cette communauté. Ils présentent plus de différences entre eux que les autres catégories d’âge.» Mais qu’attend exactement de ce groupe le senior-lab, une entité issue de trois hautes écoles de la HES-SO (ECAL / Ecole cantonale d’art de Lausanne, Institut et Haute école de la Santé La Source et Haute école d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD)? «La communauté participe à toutes les étapes des innovations, de la définition des problématiques aux séances de brainstorming, en passant par les phases de test, explique Nathalie Nyffeler, professeure à la HEIG-VD, experte des questions de marketing et innovation et membre du comité de pilotage du senior-lab. Cette participation intense des futurs usagères et usagers nous permet de rester au plus proche de leurs besoins et de s’assurer que notre innovation sera adoptée.» Car dans ce domaine, il y a beaucoup de flops. De nombreuses entreprises se cassent les dents sur les marchés potentiels de la silver économie.1La notion de silver économie est apparue il y a vingt ans pour désigner l’ensemble des marchés économiques liés aux personnes âgées de plus de 60 ans. Cette population, en croissance et plus riche que par le passé en moyenne, est considérée comme offrant des opportunités économiques dans le tourisme, la santé, la culture ou les services financiers.

«Une des explications réside dans le fait que les départements marketing sont souvent composés de personnes qui n’ont pas de contact avec les seniors et peuvent partager les représentations typiques que l’on se fait de cette catégorie d’âge, poursuit Nathalie Nyffeler. À savoir des personnes dépendantes et fragilisées, ou au contraire des personnes hyperactives et très en forme. Or la réalité se situe souvent dans les nombreuses nuances entre ces deux extrêmes.»

Des cafés du savoir aux promenades d’observation

Concrètement, les membres de la communauté du senior-lab se voient proposer de participer à des sondages, à des ateliers mettant en œuvre toutes sortes de méthodes participatives, notamment des «cafés du savoir». Durant des sessions de trois heures, les chercheur.es se transforment en serveurs et évoluent de tablée en tablée pour servir des boissons, mais surtout pour animer des séances d’idées sur des thématiques: vie de quartier, santé durable, mobilité douce… Il y a aussi des promenades d’observation, durant lesquelles des chercheur.es vont effectuer un trajet en compagnie d’une ou d’un senior, depuis son appartement jusqu’à un arrêt de bus par exemple, afin de vivre en direct ses éventuelles craintes ou difficultés. «Pour arriver à cerner au plus près les préoccupations des personnes et dessiner des solutions, nous croisons les différentes approches, qui apportent toutes des informations précieuses», indique Nathalie Nyffeler.

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La collaboration entre les seniors et les designers donne lieu à des discussions très riches et à des solutions originales, observe la coordinatrice du senior-lab Anna Golisciano. © Photo: François wavrea | lundi13

Parmi les projets réalisés depuis le lancement du laboratoire vivant en 2018, on peut citer la création de zones de repos dans les grands centres commerciaux. Développée en collaboration avec une grande enseigne de distribution helvétique et des designers, cette idée est née de l’identification d’un problème de fatigue face aux longues distances à effectuer. «Lors des séances, c’était riche de voir les seniors et les designers discuter en direct de la forme d’un dossier ou d’un endroit adapté où déposer sa canne, raconte Anna Golisciano, coordinatrice du senior-lab. Des univers qui n’avaient pas l’habitude de se parler ont pu trouver des terrains d’entente.» Un projet plus récent concerne un pilulier connecté, développé en collaboration avec une start-up. «Pendant les discussions, il était intéressant d’observer que les seniors ne plébiscitaient pas les fonctions permettant à leurs proches de vérifier s’ils avaient pris leurs médicaments, observe Rafael Fink. Les valeurs de liberté et d’autonomie sont importantes pour eux.»

La richesse de la participation de la communauté au senior-lab est permise par l’adaptation des méthodes participatives à ses besoins spécifiques. «Il est essentiel de créer des moments de convivialité comme des apéritifs, détaille Rafael Fink. Il faut prendre du temps pour laisser les idées venir, faire des pauses.» Penser à agrandir la police des caractères ou à augmenter le volume de sa voix peut également s’avérer crucial pour capter l’attention de tout le monde. Surtout, il est important de cultiver des liens étroits: «Il faut réserver des moments pour des conversations informelles, qui peuvent faire émerger de belles découvertes, avance Rafael Fink. Cela permet aussi de développer la confiance. Certains seniors sont plus timides que d’autres et n’ont pas toujours l’habitude de prendre la parole en public. De façon générale, je trouve passionnant d’échanger avec ces personnes qui ont une si longue expérience de vie. Elles sont parfois moins inhibées que les plus jeunes.»

Des contributions qui bénéficient à toute la société

De leur côté, les seniors de la communauté ont des attentes diversifiées en lien avec leur participation au senior-lab, qui reflètent aussi leur hétérogénéité. Mais, de façon générale, ils apprécient les échanges, à la fois avec leurs contemporains et avec des personnes d’autres milieux. Leur motivation est souvent altruiste: contribuer à des innovations qui aideront les futures générations de seniors, mais qui bénéficient également à toute la société. Les aires de repos dans les centres commerciaux peuvent aussi servir aux femmes enceintes ou aux personnes se déplaçant avec des béquilles. Pour finir, ils souhaitent faire entendre leur voix au sein de cette plateforme. Certains seniors sont plus impliqués que d’autres dans la communauté. «Il est important pour nous de leur laisser cette liberté, souligne Anna Golisciano. Il y a ceux qui ne répondent qu’aux sondages en ligne ou ceux qui viennent systématiquement à tout ce qui est proposé, soit à une dizaine d’événements par an. Ce noyau dur est composé d’une trentaine de personnes.» Certains sont d’anciens ingénieur.es, d’autres d’anciens politicien.nes. On y trouve une surreprésentation des personnes aux capitaux culturels et sociaux aisés, ce qui représente un défi pour le senior-lab: «Nous travaillons à inclure des personnes de tous horizons, avec des parcours de vie le plus variés possible, détaille Anna Golisciano. Notamment des personnes migrantes ou du milieu ouvrier. Nous avons aussi davantage de difficultés à recruter les personnes plus fragilisées, pour lesquelles il est ardu de se déplacer aux ateliers. Mais nous avons aussi besoin de ces profils pour atteindre nos objectifs.»

Quant à la crise sanitaire, elle a fatalement affecté les activités du laboratoire vivant. Mais des solutions ont pu être trouvées: des entretiens se sont faits en individuel ou en petits groupes, et une formation aux nouvelles technologies a permis d’organiser des rencontres virtuelles. Chargé de ce cours, Rafael Fink raconte avoir observé de grandes différences d’aptitudes parmi les aînées et les aînés, «entre ceux qui me remettaient poliment à l’ordre en refusant mon aide et ceux qui avaient besoin d’un soutien plus important.» L’équipe du senior-lab a été plutôt impressionnée par les ressources et la créativité déployées par les aînés durant le confinement, ce qui pourrait même, à l’avenir donner lieu à quelques innovations: alors que certains souhaitent développer des applications pour faire les courses en ligne à plusieurs, d’autres réfléchissent à intégrer des jeux interactifs spécifiques pour les moins de 8 ans à Skype, afin de rester plus longtemps en contact avec leurs petits-enfants, qui se désintéressent rapidement d’une conversation virtuelle.


L’isolement des seniors renforcé par le confinement

Entre avril et juillet 2020, une équipe de l’Institut de recherche en Travail social de la HES-SO Valais-Wallis a souhaité saisir quels étaient les effets des mesures sanitaires liées à la pandémie de Covid-19 sur les personnes âgées de 65 ans et plus en situation de précarité et habitant le Valais romand. «Notre objectif était de comprendre à quelles problématiques elles étaient confrontées en termes de liens sociaux et d’imaginer d’éventuelles mesures de soutien», explique Elisa Fellay-Favre, collaboratrice scientifique, qui a participé à ce projet avec Marion Repetti, responsable de l’Institut, et Alexandre Santos Mella, collaborateur scientifique.

La première difficulté de cette recherche qualitative a été de contacter les personnes concernées, en particulier du fait de la situation de confinement. «Elles cumulent souvent des désavantages à divers niveaux, comme l’isolement social, des atteintes à leur santé ou des difficultés économiques, précise Elisa Fellay-Favre. Ce sont des personnes peu intégrées, il est donc difficile de les contacter. Mais comme elles bénéficient la plupart du temps d’un soutien institutionnel, nous avons pu les trouver par ce biais.» Au final, ce sont cinq professionnel.les du domaine social ou sanitaire et 14 seniors qui ont été interviewés. Autre obstacle: le contact téléphonique, seul moyen possible en raison de la crise sanitaire. «En temps normal, nous aurions rencontré ces personnes et aurions pris du temps pour faire connaissance, indique la chercheuse. Mais nous n’avions pas le choix et le téléphone, un peu intrusif et difficile à utiliser pour certaines personnes âgées, s’est présenté comme la meilleure option, malgré ses limites pour mener des entretiens parfois délicats.»

Dans tous les cas, les entretiens ont montré que les mesures liées au Covid-19 avaient renforcé l’isolement social des personnes âgées précaires, qui, pour certaines, montraient des signes de dépression et de lassitude. «Leur rythme quotidien a été chamboulé, raconte Elisa Fellay-Favre. Pour certaines, il était difficile de ne plus entendre les cris des enfants dans la cour de récréation, pendant que d’autres n’osaient même plus aller faire leurs courses.» Car de façon générale, les personnes âgées ont souffert du flux constant de nouvelles anxiogènes liées à la pandémie: «Les informations étaient contradictoires et changeantes. Certaines personnes ont compris qu’elles ne pouvaient plus sortir de chez elles, observe la chercheuse. La plupart ont subi des reproches de la part des plus jeunes lorsqu’elles allaient faire leurs courses.» Surtout, les entretiens ont montré un glissement de sens: à force d’être considérées comme «groupe à risque», plusieurs personnes ont compris qu’elles présentaient un danger pour la société.

Une minorité de participantes et de participants avait accès aux nouvelles technologies et les chercheur.es ont vite constaté qu’elle constituait une aide précieuse. Certaines personnes discutaient de temps à autre avec leur famille et cela faisait clairement une différence, également en termes de capacités à s’informer. «Le problème, c’est que pour la majorité des personnes de notre échantillon, un accès aux nouvelles technologies n’était pas possible en raison du manque de compétences, du coût et aussi, parfois, de leur scepticisme.» Ce constat a mené l’équipe à amorcer une réflexion conjointe avec Bénévoles Valais-Wallis et Pro Senectute afin de soutenir les personnes âgées en situation de précarité dans leur accès aux nouvelles technologies et leur maîtrise de celles-ci.


Les EMS impactés par le Covid-19

Les établissements médico-sociaux (EMS) de Suisse romande ont vécu la crise sanitaire au rythme de la crainte d’un virus qui a parfois fait des ravages auprès de leurs résidentes et résidents, de la fermeture aux visites extérieures ou des isolements en chambres. Le Covid-19 a bouleversé le quotidien des résidents, de leurs proches, des professionnel.les des soins et de toute l’organisation au sein de laquelle ils fonctionnent habituellement. «Les établissements, en fonction de leur taille ou de leurs ressources organisationnelles et financières, se sont adaptés de différentes manières, tout en respectant les mesures dictées par l’Office fédéral de la santé publique», explique Claudia Ortoleva Bucher, professeure à l’Institut et Haute école de la Santé La Source – HES-SO. «Le personnel a dû intégrer parfois rapidement de nouvelles situations et a été amené à gérer un équilibre délicat entre la protection des personnes et leur bien-être psychique ou physique.»

Car les effets des multiples mesures sanitaires ont pu être ressentis de nombreuses manières par les personnes âgées: il y avait par exemple le report d’un traitement non urgent, mais qui affectait la qualité de vie d’un résident, une personne atteinte d’Alzheimer à un stade avancé qui pensait qu’on l’avait mise en prison par sa faute, ou encore une dame qui, par désespoir de ne plus voir ses proches, refusait de s’alimenter. Sans parler des personnes en fin de vie qui souhaitaient être entourées de leur famille. «Les membres du personnel soignant se sont parfois retrouvés très seuls pour gérer des situations complexes et assumer des choix difficiles», raconte Christine Cohen, également professeure à la HEdS La Source. Contrairement aux hôpitaux, ils ont moins la possibilité, sur place, de partager avec d’autres collègues et notamment des médecins.

Avec une équipe de la HEdS La Source, les deux professeures ont décidé de lancer le projet «Impact du Covid-19 en EMS: Santé et stratégies d’adaptation des personnes âgées et de leurs proches». Par ce biais, elles souhaitent analyser quels ont été les facteurs de stress pour les résidents, leurs proches et les professionnel.les de santé durant la pandémie. « Nous voulons mieux comprendre à quelles situations ils ont été confrontés, quels ont été les ressentis, les interventions réalisées et leurs résultats, indique Claudia Ortoleva Bucher. L’idée est aussi de voir quels besoins n’ont pas pu être identifiés et les conséquences. » Pour ce faire, l’équipe de recherche a lancé une collecte de données à la fois qualitative et quantitative dans une dizaine d’EMS romands au printemps 2021. Cette démarche comprend plusieurs centaines de questionnaires et des dizaines d’entretiens. «Même au niveau international, à notre connaissance, aucune étude de ce genre n’a encore été menée, souligne Christine Cohen. À terme, nous souhaiterions utiliser les résultats pour développer des recommandations afin de mieux se préparer à une prochaine situation pandémique. Il s’agit aussi de relayer le vécu des aînés et de leurs proches au niveau politique à partir d’une démarche scientifique.»

Alors que les résultats seront publiés d’ici à 2022, les chercheures ont déjà constaté la complexité des impacts du Covid-19 dans les EMS: «Tout n’a pas été noir, confie Claudia Ortoleva Bucher. Certains résidents ont apprécié le calme et la diminution des activités communautaires, pendant que d’autres ont pu s’initier aux nouvelles technologies et maintenir ainsi des liens plus étroits avec leurs petits-enfants. Le personnel s’est montré parfois très créatif, tout comme les proches.»