Les quatre hautes écoles qui forment le domaine Design et Arts visuels font la part belle à des recherches et à des expérimentations en lien avec le contexte socio-économique et culturel. Alors que le Design fait partie de la HES-SO depuis 1998, les Arts visuels ont été intégrés en 2006.
HE-Arc Conservation-restauration
Restaurer l’éclat du trésor de Saint-Maurice
En 2015, l’abbaye de Saint-Maurice fêtait ses 1500 ans d’existence. L’occasion de redonner à son trésor d’orfèvrerie religieuse en argent sa brillance d’antan. Pour accomplir cette tâche, l’abbaye a fait appel à une équipe de la HE-Arc Conservation-restauration – HES-SO à Neuchâtel. Leur recherche a conduit au développement d’un pinceau électrolytique permettant de nettoyer l’argent terni sans endommager les parties fragiles des objets.
Après de nombreuses années d’exposition à l’air ambiant et aux manipulations sans gants, les objets en argent contenus dans le trésor de Saint-Maurice avaient terni. Les protocoles développés jusqu’alors pour nettoyer ce métal consistaient en un traitement électrochimique par immersion des pièces dans une solution spécifique. Cette technique a l’avantage de ne pas enlever de la matière à l’objet, au contraire des traitements chimiques ou mécaniques. Mais pour accomplir le nettoyage particulier du trésor sur place, en un temps restreint et sans endommager certaines parties des objets (pierres précieuses, bois), il fallait trouver une autre méthode. « Nous sommes partis sur l’idée du pinceau électrolytique, explique Christian Degrigny, professeur à la HE-Arc Conservation-restauration. Ce n’était pas un nouvel outil en soi mais nous avons dû l’optimiser. Notre innovation a été de concevoir un système de renouvellement de la solution dans le pinceau, pour que son extrémité reste propre, et d’ajouter un tampon microporeux pour empêcher tout épanchement. Il en a résulté un outil plus fiable. » Par la suite, le prototype, nommé « Pleco », a été amélioré avec l’aide de la HE-Arc Ingénierie et du FabLab de Neuchâtel, pour qu’il soit plus ergonomique et facile d’utilisation. Finalement, le pinceau et les compétences pour l’utiliser ont été transmises à l’atelier de restauration de l’abbaye. « En plus de nettoyer les objets en argent, le Pleco permet d’analyser la nature du ternissement afin de connaître les paramètres à appliquer pour le traitement et sa durée, détaille le chercheur. De plus en plus de professionnel·les du patrimoine souhaitent obtenir ce type d’informations pour réaliser un nettoyage bien contrôlé. » Aujourd’hui, l’équipe continue d’optimiser le pinceau électrolytique en l’intégrant dans divers projets. Le but est désormais d’adapter le Pleco à d’autres objets composites (argent/cuir) pour lesquels il ne peut pas encore être utilisé. « J’essaie de mettre en application la recherche fondamentale et les outils que j’ai développés pendant ma carrière pour faire en sorte que les personnes travaillant dans la conservation- restauration puissent les utiliser et bénéficier d’un support technique, résume Christian Degrigny. Il s’agit de leur permettre de faire des analyses et des diagnostics de leurs objets sans forcément passer par des laboratoires spécialisés. Les personnes peuvent ainsi avancer dans le traitement, en plus d’acquérir des compétences qu’elles peuvent ensuite partager. »
Le pinceau électrolytique « Pleco » a servi pour restaurer les joyaux du trésor de Saint-Maurice. En plus de nettoyer les objets, il permet d’analyser la nature du ternissement des surfaces. | © ATELIER DE L’ABBAYE DE SAINT-MAURICE.
École cantonale d’art de Lausanne
L’intelligence artificielle pour accélérer la création de caractères chinois
Lorsqu’elle a commencé son projet de diplôme de Master en Design, orientation Type Design à l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, Shuhui Shi pensait pouvoir travailler sur les caractères chinois, son « écriture maternelle ». Mais la tâche étant d’une énorme complexité pour une seule personne, elle a pensé à créer un outil basé sur l’intelligence artificielle (IA) pour l’assister dans la création des caractères. Nommé AIZI, en référence au mot chinois pour « caractère », hanzi, et aux lettres AI pour artificial intelligence, le projet de recherche a été mené en 2021 en collaboration avec le Laboratoire de vision par ordinateur de l’École polytechnique fédérale de Lausanne.
« Avec l’écriture latine, 26 caractères suffisent pour composer du texte, sans compter les accents, explique Matthieu Cortat, directeur du Master Type Design de l’ECAL. En chinois, il en faut plus de 6000 pour écrire un texte dans le registre courant, et davantage pour une écriture littéraire. Certains dictionnaires en contiennent plus de 100’000… De plus, la forme des éléments qui composent chaque caractère s’adapte et change selon les éléments voisins, le trait se rallongeant ou devenant plus court, par exemple. » En conséquence, la création d’une police de caractères chinoise demande énormément de travail et ne peut avoir lieu que dans de grandes structures et non par des designers indépendant ·es. Cela se traduit par des formes typographiques plutôt conservatrices et peu créatives, les entreprises ne souhaitant pas prendre de risques.
L’idée de départ de Shuhui Shi était d’utiliser l’IA pour accélérer la production de caractères chinois. S’il en existe une grande quantité, ils sont construits à partir d’environ 230 éléments de base qui se combinent entre eux pour générer tous les caractères. « La première étape consistait à indiquer à l’IA quels éléments devaient se combiner, raconte Matthieu Cortat. Par exemple, le caractère qui veut dire “ forêt ” est composé de trois fois le caractère signifiant “arbre”, l’un apparaissant sur la moitié supérieure et les deux autres sur la moitié inférieure, l’un à côté de l’autre. Shuhui Shi a ainsi constitué une base de données des différentes constructions des caractères, librement accessible sur Aizi.ch. » Ensuite, des algorithmes ont été créés pour entraîner une IA à reproduire des caractères dessinés selon des modèles existants. À terme, l’idée serait que l’IA puisse générer des caractères en se basant sur un nombre réduit de signes dessinés au préalable par un·e designer.
Haute école d’art et de design – Genève
Décrypter la mode à partir d’objets iconiques
Avec le projet @fashion_ colloquialism, une équipe de la Haute école d’art et de design – Genève (HEAD – Genève) – HES-SO revisite des objets cultes de la mode. Sa démarche vise à décrypter les valeurs à l’oeuvre dans cette industrie pour mieux les transformer.
Avec leur projet de recherche @fashion_colloquialism, auquel elles travaillent depuis l’automne 2022 sur la base d’un financement de la HES-SO, Aude Fellay et Émilie Meldem, respectivement maître d’enseignement et chargée de cours de Design Mode à la HEAD – Genève, souhaitent mettre en lumière la complexité des enjeux de la mode et de son fonctionnement en partant d’objets iconiques. « La mode est souvent perçue à tort comme futile, souligne Émilie Meldem. Nous considérons au contraire qu’elle se situe au centre d’enjeux de pouvoir globaux. L’homme le plus riche du monde n’est-il pas Bernard Arnault, président du groupe LVMH ? Le chiffre d’affaires mondial du secteur est colossal, tout comme son empreinte écologique. Il fait travailler de nombreuses personnes dans des conditions précaires. Au-delà de ces aspects, la mode joue un rôle crucial jusque dans l’intimité des personnes. Elle influence le rapport à leur corps, à leur image, l’expression de leur statut social et de leur lien aux autres. Elle favorise certaines normes de genre, de beauté et donc certaines structures de domination sociale. »
Pour esquisser un tableau englobant ces divers éléments, le binôme a décidé de partir de la sélection d’une dizaine d’objets iconiques issus de l’âge d’or de l’industrie contemporaine du luxe, entre 1995 et 2015. « On assiste actuellement à beaucoup de nostalgie pour cette période qui symbolise les excès de la mode et de ses figures de génie », observe Aude Fellay. Parmi les objets sélectionnés figure le Speedy Bag de Louis Vuitton revisité par le créateur américain Marc Jacobs. « Un sac tout simple, en plastique et sans doublure, dont le coût de production est bas, mais qui se vend à environ 1200 CHF », précise Émilie Meldem. Les chercheures analyseront les normes et les mécanismes du système à l’oeuvre derrière ces objets cultes. Elles les transformeront ensuite pour créer de nouveaux objets sur la base de valeurs comme la durabilité ou l’inclusion. « À la fin du processus, le sac Vuitton aboutira peut-être à un t-shirt, explique Aude Fellay. Ce travail donnera lieu à une exposition et à un livre. »
Dans le cadre de cette recherche-création, il est en effet essentiel pour les chercheures de restituer leurs résultats au public, aux designers et aux étudiant·es. « Nous voulons leur procurer des pistes et des outils pour réfléchir aux aspects toxiques de cette industrie qui doit se transformer pour espérer avoir un futur, relève Aude Fellay. Colloquialism signifie “expression familière”. Avec ce projet, nous voulons partir de la base, des discussions quotidiennes qui se tiennent sur des comptes Instagram ou entre les actrices et acteurs de la mode, nombreux à souhaiter des transformations majeures. » Il existe bien entendu déjà des initiatives de mode locale et écologique. Sauf que « les foules ne se pressent pas de la même manière pour s’arracher le dernier short en coton bio d’une créatrice ou d’un créateur local que pour le Speedy de Vuitton, ajoute Émilie Meldem. Parce que la mode est en lien avec le désir et le rêve. Notre posture n’est ni de faire la morale, ni de trouver des solutions faciles. Le but serait de contribuer à la création d’objets basés sur de nouvelles valeurs. »
HES-SO Valais-Wallis – École de design et haute école d’art
Une chercheure aux multiples casquettes
Artiste, sociologue et spécialiste d’histoire médicale, Jelena Martinovic occupe le poste de responsable de l’Institut de recherche en Arts Visuels (IRAV) de la HES-SO Valais-Wallis – École de design et haute école d’art – EDHEA. Cela lui permet de conjuguer ses disciplines avec sa passion pour la recherche.
Le parcours de Jelena Martinovic est de ceux qui s’éloignent de la norme. Née en 1981 de parents croates, elle grandit dans le canton d’Uri à cheval entre deux univers : celui d’un canton alpin – où elle poursuivra ses études jusqu’à la maturité – et celui lié à son pays d’origine. Son bac en poche, la jeune femme, fascinée par la langue française, part à la découverte de l’Afrique francophone. De retour en Suisse, elle entame des études de sciences sociales à l’Université de Lausanne. Comme elle souhaite développer son expression artistique, elle mène en parallèle des études à l’École Supérieure des Beaux-Arts de Genève, future Haute école d’art et de design – Genève (HEAD – Genève) – HES-SO.
Ce double master obtenu en 2008 ne va pas étancher sa soif de connaissances. Jelena Martinovic conduit des projets artistiques tout en se lançant dans une thèse à l’Institut des Humanités en médecine de l’Université de Lausanne et du CHUV. Dans ce cadre, elle s’intéresse aux liens entre psychiatrie et expériences de mort imminente. Après son doctorat, elle s’implique dans différents projets de recherche qui la mèneront notamment au Brésil, aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Comment tisse-t-elle un lien entre ses différentes disciplines ? « Je jongle avec mes casquettes en fonction des contextes, la méthodologie de chaque discipline étant toujours présente. Mon parcours d’artiste me fait prêter une attention particulière à la présentation des résultats et aux ressentis du public. »
En 2021, elle prend la responsabilité de l’IRAV à Sierre. Elle confie y avoir trouvé un écosystème multidisciplinaire qui lui permet d’explorer de nouvelles voies comme le son ou l’architecture. Avec une équipe formée d’un architecte, de deux artistes cinéastes et d’une photographe, elle mène depuis quelques mois le projet Medical Borders. Visibility and Shadow Knowledge. « Nous nous plongeons dans les archives des inspections sanitaires du gouvernement fédéral suisse à Brigue. Ces dernières ont eu lieu entre 1940 et 1990 dans un bâtiment aujourd’hui désaffecté. Elles visaient officiellement à limiter la propagation de la tuberculose. Ces documents comprennent des fiches de patient·es, des radiographies, des formulaires… » La chercheure raconte que chaque membre de l’équipe se plonge dans ces archives – très fragmentées car en partie détruites – avec le point de vue propre à sa discipline. « Notre objectif est de prospecter des modèles de préservation des voix et des parcours de vie de ces migrant·es qui faisaient partie d’un flux qu’on voulait contrôler. Il s’agit d’un sujet historique très sensible. » Dans le cadre du projet, une exposition grand public est prévue pour 2024.