Le soutien que l’on trouve dans son environnement professionnel peut jouer un rôle déterminant lors de la perte d’un être cher. Mais les entreprises peinent encore à anticiper ces situations.
TEXTE | Élodie Lavigne
« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. » Ce célèbre vers du poète Alphonse de Lamartine (1790-1869) exprime à quel point la perte d’un proche peut affecter l’individu et bousculer ses repères. Chaque année, entre 5 et 10% de la population active est directement touchée par la perte d’un être cher. Tristesse, perte de sens et sentiment de solitude peuvent alors envahir le cœur et les pensées. Pourtant, le deuil ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise. Celle-ci peut devenir un lieu où la peine s’amplifie si le deuil n’est pas pris en compte. Mais elle peut aussi être un espace de ressourcement, le travail offrant une structure au quotidien et une opportunité de se changer les idées. Alors que l’activité professionnelle occupe une place centrale dans la vie de nombreuses personnes, comment les employé·es endeuillés vivent-ils le retour à leurs fonctions ? Marc-Antoine Berthod et António Magalhães De Almeida, professeurs à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO, se sont intéressés à cette question dans leur recherche intitulée Le deuil au travail. Les modalités de soutien au deuil en entreprise et leur impact sur le vécu des employés endeuillés.
Achevée en 2009, cette étude avait eu pour objectif de documenter comment, à travers des points de vue multiples (celui des personnes endeuillées, des ressources humaines et des cadres), ces situations pouvaient être abordées en milieu professionnel. Elle a montré que la prise en compte du deuil et de son vécu au travail dépend beaucoup des lieux, des cultures d’entreprise et des personnes en poste (notamment au sein des ressources humaines et des cadres). Et qu’on peine à anticiper ces situations. L’étude Les Français face au deuil 1L’étude Les Français face au deuil indique aussi que 11% des personnes salariées quittent leur travail dans l’année qui suit la mort d’un proche. Plusieurs explications peuvent être avancées. Cela peut être dû aux conditions du retour au travail, à la pression qui a été exercée par l’employeur, à une remise en question personnelle des choix de vie ou à une crise des valeurs en lien avec le vécu au travail, par exemple. du Centre de recherche pour l’étude et les conditions de vie (Crédoc, 2021) a révélé de son côté que dans 63% des cas, les personnes interviewées n’ont reçu aucun accompagnement après le décès d’un proche, pas même une carte. Parmi les 37% qui en ont reçu un, celui-ci a été perçu comme inadéquat dans 80% des cas.
Comment dès lors accompagner les personnes concernées et amener ainsi davantage d’empathie dans un monde professionnel parfois considéré comme froid ? La recherche de la HETSL a par la suite donné lieu à la publication d’un guide pour les entreprises (Deuil dans le monde du travail, 2022), ainsi qu’à l’élaboration de formations, de conférences et de cours pour les étudiantes et les étudiants. Ces différents outils ont pour objectif de sensibiliser à une problématique encore timidement abordée.
L’association belge des Parents d’enfants victimes de la route-SAVE invite les entreprises à instaurer un congé supplémentaire pour les employé·es qui ont vécu l’épreuve de la perte d’un enfant. Appelée « Jour de la reconstruction », cette initiative vise à offrir annuellement une journée de recueillement à la date du décès de l’enfant. | © ASBL PARENTS D’ENFANTS VICTIMES DE LA ROUTE-SAVE (PEVR-SAVE)
Trois jours de congé au maximum
Les enjeux de cette sensibilisation sont d’abord humains. Légalement, en Suisse, le décès d’un parent donne droit à un congé d’une durée de un à trois jours, selon le degré de parenté (père, mère, conjoint, enfant). Mais trois jours ne suffisent généralement pas pour gérer tout ce que le décès d’un proche peut impliquer : « C’est à peine le temps qu’il faut pour organiser des funérailles. Et ce n’est pas suffisant si celles-ci ont lieu à l’étranger », relève la sociologue Aurélie Jung, collaboratrice scientifique à la HETSL et coauteure du guide pratique. À cela s’ajoutent aussi toutes les démarches administratives auprès des banques et des assurances ou celles liées au logement de la personne disparue.
Les congés spéciaux selon les conventions collectives de travail ne répondent pas davantage aux besoins sur le plan affectif :« Le délai octroyé est prévu pour le décès, et non pour le deuil, relève Aurélie Jung. Ce processus peut prendre du temps, selon les vulnérabilités de la personne. » La nouvelle d’un décès peut en effet entraîner des répercussions sur le plan psychologique (anxiété, irritabilité, repli sur soi), physique (troubles du sommeil, pertes de mémoire, difficultés de concentration, douleurs, perte de l’appétit, etc.), relationnel, matériel et spirituel. La chercheuse pointe du doigt un autre élément essentiel : « Les congés se fondent sur les liens de parenté mais ne prennent pas en considération les liens affectifs avec la personne décédée. On peut être bien plus proche d’un ami, d’une voisine ou d’un grand-parent que de ses propres parents. » De plus, la loi ne s’est pas adaptée aux évolutions sociales et aux nouvelles configurations familiales (vie en concubinage, familles recomposées, etc.).
Se préparer en amont aux situations liées à la mort
Autant le guide que les formations sur le deuil en entreprise permettent d’aborder sans détour ce sujet délicat, pour ne pas dire tabou. Ces supports offrent des pistes de réflexion, sans toutefois donner de recettes toutes faites. « Le plus important est de pouvoir penser ces situations en amont et de ne pas se retrouver démunis, par exemple si une collaboratrice ou un collaborateur décède sur la route en se rendant au travail ou si une personne apprend le décès d’un proche sur son lieu de travail », souligne Aurélie Jung.
Comment annonce-t-on le décès d’un collaborateur ? Que dire à une personne endeuillée ? Est-ce qu’on lui propose plus de flexibilité dans ses horaires, est-ce qu’on lui envoie une carte collective, des fleurs, est-ce qu’on offre du temps à ses collègues pour se rendre aux funérailles ? Il s’agit de questions auxquelles on peut réfléchir en amont, avant que la mort ne s’invite dans l’entreprise. Parmi les conseils donnés lors des formations : désigner des personnes-ressources dans l’institution ou créer des organigrammes en ce sens, par exemple. « L’idée consiste à ne pas être dans la réaction, mais à aider à développer une politique interne de gestion des décès », suggère la sociologue. Car il n’y a pas une seule et même manière d’apporter son soutien à un employé·e endeuillé ou de faire face à un décès au sein de l’entreprise. Plutôt que des recommandations sous forme de check-list, le guide et les formations valorisent des accompagnements sur mesure, chaque situation étant singulière. La perte d’une conjointe ou d’un conjoint, par exemple, peut nécessiter de repenser toute l’organisation familiale pour la prise en charge des enfants, une augmentation ou une baisse du taux de travail ou entraîner un déménagement pour se rapprocher de sa famille. Quant au suicide d’un collègue, il peut profondément marquer les équipes. Aurélie Jung évoque également cette situation particulière qu’est la perte précoce d’une grossesse : « Une expérience doublement passée sous silence. Non seulement ce cas n’est pas prévu dans les congés spéciaux, mais l’annoncer à son employeur signifie que l’on a un projet d’enfant. »
Plus d’empathie, moins d’absentéisme ?
Sensibiliser à l’impact du deuil sur l’individu, c’est aussi mettre la lumière sur ses conséquences économiques pour l’ensemble de la société. L’étude Les Français face au deuil indique que 67% des individus affectés par un deuil ont dû s’absenter au moins une fois, sous la forme d’une absence autorisée, d’un arrêt maladie ou de congé sans solde. Autant de formules qui ne reflètent pas vraiment les réalités vécues lors d’un deuil. Or, il est possible de faire mieux, notamment en interrogeant la personne endeuillée sur ses besoins. Car les recherches montrent qu’un accompagnement empreint d’empathie permet un retour au travail plus serein.
Podcast « Le deuil, un bouleversement négligé par le monde du travail »
Le podcast « Le deuil, un bouleversement négligé parle monde du travail », réalisé par Louie Media, interroge la place du deuil dans le milieu professionnel. Comment la douleur est-elle prise en compte quand la personne endeuillée retourne travailler ?