Face aux machines simulant l’écoute et la bienveillance, le recrutement entre dans une zone grise où se rejouent les frontières entre humains et algorithmes.
TEXTE | Grégory Tesnier
« De récentes recherches universitaires révèlent que, dans certaines conditions, l’intelligence artificielle (IA) peut manifester des signes d’empathie, explique Justine Dima, professeure à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO. Si la science progresse dans l’exploration de ce phénomène, l’enjeu majeur ne réside pas tant dans la technologie elle même que dans le contexte de son usage et ses implications éthiques. » Cette spécialiste des questions liées à l’utilisation de l’IA dans le management des ressources humaines (RH) observe les usages actuels et les limites des systèmes d’IA dans les processus de recrutement mis en place par les entreprises et les organisations. L’empathie, sans être l’objet central de ses travaux, correspond à une thématique régulièrement présente dans ses écrits. C’est le cas, par exemple, dans un article paru en 2024 dans la revue Frontiers in Psychology.
Ne pas opposer individus et machines
Justine Dima indique qu’aujourd’hui, une entreprise peut déléguer entièrement le processus de recrutement à des IA. Cela illustre la capacité de ces technologies à accompagner toutes les étapes menant à l’embauche d’une collaboratrice ou d’un collaborateur, du tri initial des CV jusqu’à la rédaction finale du contrat de travail. Analyse sémantique, reconnaissance faciale, rédaction de courriers, planification de rendez-vous, détection sonore :l’IA revêt différentes formes, mais vise toujours plus d’efficacité. Serait-ce au détriment de l’empathie et d’un accueil respectueux des candidates et des candidats à un poste ?
Justine Dima rappelle deux choses. D’abord, le fait d’opposer individus et machines correspond à une démarche intellectuelle qui a ses limites : il est probable que certains spécialistes RH présentent des lacunes en termes d’empathie et, à l’inverse, comme déjà mentionné, des plateformes d’IA sont d’ores et déjà perçues comme plus empathiques que des interlocuteurs humains. Ensuite, il faut savoir que le recrutement fait actuellement face à une guerre des talents, dans laquelle l’efficacité prime. Les recruteuses et recruteurs n’ont que très peu de temps et cela diminue la place de l’empathie et des interactions humaines dans leur travail. Dans un tel contexte, l’IA pourrait représenter l’occasion d’améliorer les choses en réorganisant les équipes pour favoriser des démarches plus qualitatives. Cela permettrait, in fine, de mieux recruter.
Une empathie issue de paramétrages techniques
Ces potentialités s’étendent à toutes les organisations, des multinationales aux PME. Justine Dima invite pourtant aussi à la prudence. L’empathie « fabriquée » ou « mesurée » par l’IA demeure une construction issue de choix et de paramétrages techniques. L’IA reste tributaire des biais de son entraînement, effectué par exemple aux États-Unis ou en Chine. Dans les cultures occidentales, l’empathie est souvent centrée sur l’individu, mettant l’accent sur les caractéristiques et les préférences personnelles. À l’inverse, les cultures asiatiques valorisent une perspective collectiviste où l’empathie est définie dans le contexte des interdépendances communautaires. L’IA utilisée au cœur des processus de recrutement doit alors être continuellement évaluée pour s’assurer qu’elle répond bien aux attentes culturelles et éthiques des entreprises, et ce, en lien avec leur histoire et leur implantation géographique.
À l’heure actuelle, les spécialistes RH se forment encore très souvent de façon autodidacte aux outils liés à l’IA, sans toujours bénéficier des ressources nécessaires pour en superviser l’utilisation ou impliquer suffisamment les autres membres de la direction. Justine Dima lance ici une alerte : les professionnel·les des ressources humaines doivent être formés à l’IA, et du temps doit être alloué dans leur charge de travail pour les tâches de vérification liées à son usage.De nouveaux postes de spécialistes RH-IA pourraient aussi être créés.
L’empathie, compétence clé dans un monde globalisé
L’empathie n’est pas seulement un enjeu lors du recrutement, elle est aussi une qualité de plus en plus recherchée par les entreprises dans un monde professionnel marqué par la complexité, la diversité et la transformation numérique. Dans ce contexte, les compétences globales– ou soft skills – deviennent essentielles : il s’agit d’un éventail d’aptitudes comportementales et humaines au cœur desquelles se trouve l’empathie. C’est sur cette base que Lamia Ben Hamida, professeure à la HE-Arc Gestion (HEG Arc) – HES-SO, et sa collègue Stefanie Hasler, collaboratrice recherche et développement, ont mené une étude entre la Suisse et le Maroc. Leur projet, intitulé Compétences globales dans l’enseignement supérieur : regards croisés Suisse-Maroc, a été mené en partenariat avec l’École nationale des sciences appliquées de l’Université Abdelmalek Essaâdi de Tétouan au Maroc et financé par le fonds « Leading House MENA ». Il questionne la place des soft skills dans les cursus de formation des managers et des ingénieur·es.
Qu’il s’agisse de pensée critique, d’ouverture interculturelle, de communication, de collaboration, d’entrepreneuriat ou d’auto-apprentissage, ces qualités reposent toutes sur une capacité essentielle : comprendre l’autre. « L’empathie est à la fois un résultat et un moteur du développement des compétences globales, soulignent les chercheuses. Elle améliore les relations humaines, facilite la collaboration, et aide à gérer des situations interculturelles complexes ». Pourquoi comparer la Suisse et le Maroc ? « Leurs systèmes sont différents, mais tous deux s’ouvrent à l’international et accordent une place croissante aux soft skills afin de répondre aux exigences du marché du travail », explique Lamia Ben Hamida. L’étude révèle aussi que, malgré une reconnaissance grandissante, l’intégration de ces compétences globales dans les formations reste perfectible. Ce qui fait dire à Stefanie Hasler qu’« il faut continuellement innover pour les intégrer dans les dispositifs pédagogiques, y compris dans le domaine de la formation à distance. »
ARCOSPHERE – L’importance des compétences dans le contexte professionnel
Lamia Ben Hamida et Stefanie Hasler de la HE-Arc Gestion parlent de leurs travaux sur les compétences globales sur Arcosphère, la chronique de la Haute École Arc sur Radio Télévision Neuchâtel.