Si l’accès aux loisirs pour les personnes en situation de handicap est un droit garanti par l’ONU depuis 2014, la Suisse peine à développer une stratégie globale en la matière. Un déficit qui freine les nouvelles initiatives.

TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
ILLUSTRATION | Pawel Jonca

Avec ses lieux culturels, ses sites touristiques et son offre d’activités récréatives, la Suisse ne manque pas de loisirs à offrir. Pour autant, une majorité d’entre eux restent difficilement accessibles aux personnes en situation de handicap. C’est le constat sur lequel s’accordent plusieurs chercheuses et chercheurs qui travaillent sur cette question. « Toute une série d’initiatives existent, mais cela reste encore très clairsemé, pose Benjamin Nanchen, professeur à l’institut Tourisme de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École de Gestion – HEG. Certes, l’accès aux loisirs pour les personnes en situation de handicap est un droit garanti par l’ONU depuis 2014, mais cette convention n’est pas contraignante. Tout dépend de la bonne volonté de chacun des acteurs. » Même constat du côté de Roland Schegg, coordinateur des recherches au sein du même institut : « Différents professionnel·les essaient de pousser la thématique. Mais pour une majorité, l’inclusivité n’est pas prioritaire. » S’intéressant également à cette thématique, Pierre Margot-Cattin, professeur à la HES-SO Valais-Wallis – Haute École et École Supérieure de Travail Social – HESTS, constate : « La Suisse dénote un retard en comparaison avec des pays comme les États-Unis, le Canada ou encore les États scandinaves, avance ce globe-trotter en chaise roulante. Si tout le monde est d’accord avec le principe, sur le terrain, la situation ressemble à un chantier. Tout un pan de notre patrimoine n’a pas été conçu selon une approche inclusive. » Pour Benjamin Nanchen, « il existe aujourd’hui encore un besoin de sensibiliser les professionnel·les du tourisme. Beaucoup n’ont pas conscience des problématiques rencontrées par les personnes en situation de handicap. » Il souligne en outre « la tendance à se focaliser sur les handicaps moteurs, immédiatement repérables ». Il en veut pour preuve l’invariable pictogramme qui renvoie à un fauteuil roulant. « D’autres handicaps, tels que la surdité, la cécité ou encore les déficiences intellectuelles, nécessitent d’être pris en considération. » Pour ces publics, « il est moins question d’adaptation des infrastructures que d’un travail de sensibilisation du personnel, pointe Roland Schegg. Or dans un secteur qui souffre de pénurie de personnel et emploie des saisonnières et saisonniers, investir dans la formation continue n’est pas évident. »

Dans les activités de loisir et de tourisme, il suffit qu’un maillon de la chaîne soit déficient pour que l’activité devienne inaccessible aux personnes en situation de handicap. Illustration réalisée par Pawel Jonca pour Hémisphères

Un marché non négligeable

Les inévitables coûts que représentent ces aménagements représentent sans conteste un frein à la mise à niveau des lieux de loisirs. Pour autant, « il faut arrêter de penser que les personnes en situation de handicap représentent un marché minoritaire, stipule Benjamin Nanchen. En Suisse, il est question d’une personne sur cinq, qui se déplace la plupart du temps avec l’entourage. » Roland Schegg renchérit : « Il s’agit d’un marché non négligeable en termes de retombées économiques. Ce, d’autant plus que ces infrastructures sont également prisées par les personnes âgées au vu de leurs commodités. »

Les choses commenceraient aujourd’hui néanmoins à bouger : parcours d’accrobranche spécifiques, séances de cinéma avec audiodescription, représentations théâtrales « relax » pour les personnes vivant avec une déficience intellectuelle, etc. « Ces initiatives sont portées le plus souvent par des acteurs locaux qui ont à cœur de rendre leur offre plus inclusive, indique Benjamin Nanchen. Les associations interviennent alors généralement comme ressources dans leurs démarches. » Et de citer notamment la Fondation Cerebral qui « met à disposition des fauteuils roulants tout-terrain ou encore des toilettes accessibles pour les festivals ». Pierre Margot-Cattin attire cependant l’attention sur un point essentiel : « L’accès aux loisirs repose sur ce qu’on appelle une chaîne continue et non rompue de prestataires ou de prestations qui doivent être accessibles, insiste-t-il. Cela englobe non seulement le fait de savoir si je vais pouvoir vivre une expérience de manière satisfaisante, mais également si je peux accéder facilement au lieu. Il suffit qu’un maillon de la chaîne soit défaillant pour que l’activité devienne inaccessible. » Roland Schegg illustre cela avec « ces hôtels à l’infrastructure hautement inclusive, rendus inadaptés par un trottoir trop élevé ». La question de l’accessibilité des transports publics est à ce titre primordiale. « Grâce à la loi sur le handicap, de nombreux travaux ont été entrepris pour rehausser les quais et rendre les gares plus accessibles », relève Benjamin Nanchen. De la même manière, les musées et autres lieux culturels sont davantage soucieux de ces questions d’inclusivité. « Ils sont souvent financés par les pouvoirs publics qui fournissent les moyens pour adapter leurs structures », indique Roland Schegg. D’ailleurs, « de plus en plus de cantons engagent des délégué·es à l’inclusion pour mettre en œuvre leur stratégie en la matière », souligne Benjamin Nanchen. « C’est plus délicat pour un hôtel ou une entreprise privée, qui n’a pas les mêmes contraintes », poursuit Roland Schegg. Et de souligner que « le fédéralisme suisse avec ses différentes législations complexifie la situation ».

Manque de vision globale

Or sans vision stratégique globale, l’offre de loisirs inclusifs perd en cohérence et en visibilité. « Comme tout part d’initiatives personnelles, des projets font doublon, voire se concurrencent, mentionne Benjamin Nanchen. Et certaines régions ou activités sont complètement laissées à l’abandon. » De fait, malgré différentes tentatives d’établir un panorama exhaustif, l’information concernant l’accessibilité des lieux de loisirs reste faiblement disponible, voire incomplète, car elle ne prend pas en compte tous les handicaps. Pour Pierre Margot-Cattin, « la diffusion d’informations précises constitue justement le premier maillon de la chaîne : pour qu’une personne en situation de handicap ose se lancer dans une activité, il lui faut être sûre qu’elle ne va pas se retrouver coincée. » La digitalisation est souvent invoquée pour rendre la communication sur les services touristiques plus inclusive. « Nous savons qu’elle améliore l’expérience client. Il faut cependant s’assurer que les outils proposés atteignent tous les publics. Sinon, il y aura des laissé·es-pour-compte », explique Alain Imboden, responsable de la filière Tourisme à la HEG. À ses yeux, il est souhaitable que les créatrices et les créateurs de solutions digitales impliquent les associations actives dans le handicap lors du développement de leurs produits, « même si certaines solutions ne seront peut-être jamais adaptées à certains publics. Dans ce cas, il conviendra de réfléchir à des alternatives, comme la possibilité de parler directement à quelqu’un. » L’inclusivité des loisirs ne saurait donc se passer de l’humain.


La réalité augmentée pour des sports extrêmes inclusifs

Et si le survol en deltaplane du Grand Canyon ou de l’Himalaya devenait accessible à tout un chacun, quelles que soient sa condition physique ou sa maîtrise du vol libre ? Là est la promesse ambitieuse des nouvelles technologies en matière de réalité augmentée, entre casque, manettes, gilet haptique et autres simulateurs de chute libre. Professeure et chercheuse à l’EHL Hospitality Business School – HES-SO, Stéphanie Pougnet a décidé d’orienter ses recherches sur ces nouvelles opportunités de sports extrêmes. C’est notamment sa passion personnelle pour le parachutisme qui l’a amenée à questionner la manière dont la réalité augmentée pouvait être mise au service du tourisme sportif.

« Ces pratiques s’adressent à une grande diversité de publics, des athlètes professionnels qui souhaitent analyser et améliorer leurs performances aux personnes en situation de handicap, en passant par les sportives et les sportifs amateurs », explique-t-elle. Les sensations sont-elles vraiment comparables ? « À l’heure actuelle, les technologies permettent d’éprouver des sensations similaires, répond-elle. Mais la réalité virtuelle ne saurait à ses yeux « remplacer l’expérience du risque » et l’adrénaline associée à la dangerosité. Elle ouvre néanmoins le champ des possibles pour une multitude de pratiques et de publics. « À l’image de cette enfant en chaise roulante, qui a pu retrouver ses capacités de mouvement lors d’une expérience dans un tunnel de simulation de chute libre », relate Stéphanie Pougnet. Des avancées qui n’ont pas de prix.


Trois questions à Carola Togni

L’inclusivité des loisirs concerne aussi les genres. Cette professeure à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO a mené une étude sur les centres de loisirs, principalement pensés pour les garçons.

Le monde de l’animation socio-culturelle n’a pas toujours été égalitaire. Comment le comprendre ?

CT Historiquement, dans les années 1960, les politiques de loisirs visaient non seulement à offrir des loisirs, mais aussi à encadrer le temps libre des classes populaires, et plus particulièrement celui des jeunes garçons, perçus comme « à risque de déviance ». Ces structures ont donc été construites en pensant d’abord à eux. Ce n’est pas seulement une question du type d’activités proposées, mais aussi de la manière dont l’espace public était traditionnellement perçu et organisé, soit occupé et contrôlé par les garçons et les hommes : qui avait le droit d’utiliser les terrains de jeux, de choisir la musique, ou de s’exprimer librement ?

Les filles étaient-elles pour autant absentes de ces structures ?

Non, elles étaient bel et bien présentes, mais rarement reconnues comme des participantes à part entière. Au départ, nos recherches nous ont fait croire qu’elles étaient absentes de ces espaces. Puis, en explorant les archives et les photos, nous avons vu qu’elles étaient là : seulement, on ne les considérait pas, elles n’étaient pas au centre de l’attention. Souvent, on les décrivait juste comme « les copines de ». Ce qui est frappant, au final, c’est moins leur absence que l’invisibilisation de leur présence.

Quelles mesures sont aujourd’hui mises en place pour favoriser leur participation ?

Certaines initiatives consistent à réserver ponctuellement des espaces non mixtes, pour que les filles puissent apprivoiser les lieux et s’y sentir légitimes, avant d’évoluer dans des contextes mixtes. On trouve aussi des actions de soutien à la pratique sportive féminine ou la création d’activités pensées pour encourager leur présence. Au-delà du choix des activités et de l’aménagement des espaces, un défi important pour construire des espaces inclusifs est celui de la formation des équipes d’animation aux enjeux de genre.