Un projet de recherche explore les dimensions émotionnelles et pédagogiques de l’improvisation musicale classique, en particulier à travers des instruments à cordes anciens. Ce faisant, il souhaite reconnecter les musiciennes et les musiciens avec le plaisir de jouer.
TEXTE | Andrée-Marie Dussault
Retrouver le plaisir de la musique en improvisant ? C’est une question qui se trouve au cœur de Fantaisie – Les pouvoirs de la musique, un projet de recherche multidisciplinaire mené à la Haute école de musique de Genève (HEM-Genève) – HES-SO. Ce travail expérimental place l’improvisation au centre de ses explorations, en s’appuyant sur des instruments à cordes pincées anciens – luths, clavecins et harpes. Il souhaite redécouvrir cette pratique historique et développer une méthodologie innovante, tant pour son enseignement que pour son intégration dans des performances en direct.
Orpheus’ Lute
Vidéo tournée dans le cadre du projet Fantaisie – Les pouvoirs de la musique à l’occasion de l’enregistrement du CD The Orpheus’ Lute : Improvisation and Wonder in Humanist Italy. Celui-ci renoue avec une tradition d’exécution proposant des œuvres presque entièrement improvisées.
« Nous nous sommes penchés sur la période de la Renaissance, une époque où la musique, bien moins accessible qu’aujourd’hui, ne pouvait s’écouter qu’en étant jouée, et où l’on croyait profondément en son pouvoir », explique Bor Zuljan, luthiste et enseignant à la HEM-Genève. À cette époque charnière, la redécouverte de l’Antiquité a permis de réinterpréter les écrits de Platon, dans lesquels l’improvisation – une création jaillissant spontanément de l’instant – était perçue comme un idéal presque magique. « Les poètes, les musiciennes et les musiciens qui s’adonnaient à l’improvisation, étaient souvent décrits comme “possédés”, précise le luthiste. On les voyait comme des intermédiaires, des messagers inspirés, capables de transcender l’ordinaire. »

Les anciens estimaient que l’improvisation pouvait même induire un état métaphysique, une expérience intérieure profonde, tant chez les interprètes qu’au sein de l’auditoire. On retrouve, encore aujourd’hui, ce concept dans certaines cultures, notamment en Iran et dans le monde arabe. « Il s’agit d’une union parfaite entre les musiciens, le public et tout le contexte, relève Bor Zuljan. On sait d’ailleurs que les discours ou les sermons lus endorment les gens, tandis que lorsqu’ils sont improvisés, on est tenu en haleine. Il y a beaucoup plus de vie dans un discours ou de la musique improvisés. »
Plongée dans les traités de la Renaissance
Dans le cadre du projet Fantaisie, l’équipe de recherche s’est plongée dans l’étude de traités datant de la Renaissance consacrés à la polyphonie vocale et à l’art de l’improvisation en canon. Ces écrits révèlent une méthode : « Pour improviser, il faut d’abord maîtriser un langage musical – son vocabulaire, sa grammaire –, en l’assimilant à la fois par l’oreille et par l’intellect, explique le musicien. C’est un processus comparable à l’apprentissage du jazz, de la musique indienne, ou même d’une langue étrangère. » Cette maîtrise est essentielle, car elle permet d’improviser en toute circonstance, même lorsque l’inspiration faiblit ou que la nervosité s’invite : « Lorsqu’on possède cette compétence, on peut toujours exprimer quelque chose de cohérent, sans jamais se perdre. » Bor Zuljan avoue être particulièrement attiré par cette dimension de risque et d’imprévu. « Improviser, confie-t-il, c’est s’exposer, se mettre à nu. Plus on s’investit personnellement dans ce que l’on crée, plus on se révèle. »
Dans la culture occidentale, à partir du siècle des Lumières, la magie de l’improvisation s’est estompée. Ou du moins, elle n’est plus évoquée avec la même intensité, observe le musicien. « La musique, bien qu’historiquement liée au loisir et au plaisir, s’est progressivement éloignée de cette tradition avec l’avènement de la musique classique occidentale, née vers le milieu du XVIIIe siècle. Celle-ci, marquée par la rigueur et la quête de perfection, a redéfini les attentes et les pratiques musicales. » Bor Zuljan a longtemps exploré des univers musicaux où l’improvisation occupe une place centrale, notamment le jazz et les musiques du monde – flamenco, rythmes latino-américains, mélodies iraniennes et arabes, ainsi que les traditions orientales. Lorsqu’il s’est tourné vers la musique classique et la musique ancienne, il a ressenti un fort besoin d’improviser, presque viscéral. Pourtant, dans la première, l’improvisation est quasi absente, tandis que dans la seconde, elle reste très encadrée. « Cela dit, je perçois un regain d’intérêt pour cette pratique, observe-t-il. L’improvisation regagne peu à peu sa place dans la musique classique occidentale. »
Remettre l’improvisation au cœur de la pratique musicale
C’est précisément l’objectif du projet Fantaisie : redonner vie à cette technique célébrée à la Renaissance, et la remettre au cœur de la pratique musicale. Une démarche qui vise à renouer avec la notion de loisir dans la musique. Selon Bor Zuljan en effet, l’improvisation est ce qui procure le plus de plaisir dans la musique. Lui-même a été jusqu’à l’intégrer dans sa pratique de concert et d’enregistrement. « Proposer un concert entièrement improvisé peut déconcerter les organisateurs et le public, admet-il. Mais une fois l’expérience vécue, l’émerveillement est au rendez-vous. Il y a dans l’improvisation une magie envoûtante. »
Le Luth ou le pouvoir des sons
Également réalisée dans le cadre du projet Fantaisie – Les pouvoirs de la musique, cette vidéo questionne la sonorité du luth et ses impacts sur les pouvoirs que l’on prêtait à la musique durant le Moyen Âge et à la Renaissance.

