Longtemps considérées comme relevant du privé, les émotions ont désormais droit de cité au travail. Des spécialistes en ressources humaines ont montré qu’une prise en charge collective pouvait doper la productivité des équipes.
TEXTE | Patricia Michaud
Il n’y a pas si longtemps, les émotions étaient personae non gratae sur le lieu de travail. Considérées comme appartenant à la sphère privée, elles se devaient d’être laissées au vestiaire, en compagnie du manteau et du parapluie. «Les cadres avaient une peur panique des émotions négatives, que ce soient les leurs ou celles de leurs équipes, et concentraient tous leurs efforts sur une pratique dite rationnelle du management», rapporte Céline Desmarais, codirectrice du MAS Développement humain dans les organisations à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO. Ella a précisément mené une recherche afin de mieux comprendre comment les équipes appréhendent collectivement les émotions et comment elles peuvent mieux les réguler.
Car le management dit rationnel des équipes a été remis en cause avec la vague du leadership agile qui a déferlé sur le monde de l’entreprise, prônant la prise en compte des individus dans leur intégralité, émotions comprises. «Parallèlement, les résultats des chercheur·es en neurosciences et en psychologie expérimentale ont contribué à changer le regard des gens», précise celle qui est aussi professeure de l’Institut interdisciplinaire du développement de l’entreprise (IIDE). Dès le début des années 2000, les revues de recherche sur les comportements dans les organisations se sont mises à publier des articles encourageant la reconnaissance de l’intelligence émotionnelle des salariées et salariés et invitant à les aider à réguler leurs émotions.
Phénomène de contamination au sein des équipes
D’autres recherches, parfois plus anciennes mais qui restent encore relativement marginales dans la littérature, ont mis en avant une dimension supplémentaire: lorsque les émotions sont partagées au sein d’un groupe – ou lorsqu’elles divergent selon les membres, mais concernent un événement ayant une signification pour l’ensemble du groupe –, elles forment des émotions collectives. «Certains travaux ont notamment mis le doigt sur des phénomènes de ‹contamination› et d’interprétation commune des émotions au sein des équipes», poursuit Céline Desmarais.
Lorsqu’un événement survient, par exemple l’arrivée d’un nouveau manager, les collaboratrices et les collaborateurs en parlent entre eux, partagent une même vision de la situation et éprouvent alors des émotions similaires. Dans d’autres cas, si un membre d’une équipe éprouve des émotions intenses, de la colère par exemple, il peut y avoir une contagion qui fait que cette colère sera partagée par une majorité des membres de l’équipe.
De nombreux événements peuvent générer des émotions collectives sur le lieu de travail: restructuration, article négatif sur l’entreprise dans un média, changement à la tête de l’équipe, problèmes récurrents avec des client·es, etc. «On peut citer l’exemple de travailleuses et de travailleurs du domaine de la santé qui ont fait face à une situation dramatique, le décès accidentel d’un jeune patient: malgré un débriefing à l’interne suite à l’incident, la pression émotionnelle autour de cet événement – devenu entretemps tabou – est revenue ponctuellement perturber le fonctionnement de l’équipe.» C’est seulement des années plus tard, lorsqu’un espace de discussion spécifique a été ouvert, que l’ambiance s’est apaisée.
Des conditions permettant de réguler les émotions
Dans ce contexte, Céline Desmarais et son équipe formée de membres de l’IIDE ont mené leur recherche, intitulée Les stratégies collectives de régulation des émotions au sein des espaces de discussion, en plusieurs étapes. Leurs travaux ont porté successivement sur une équipe de psychiatrie ambulatoire, une équipe d’éducatrices et d’éducateurs accompagnant des enfants polyhandicapés, ainsi qu’une équipe réunissant les responsables de services fonctionnels. «Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il existe un ensemble de conditions permettant d’accueillir, puis de réguler collectivement les émotions au sein d’une équipe», rapporte la professeure.
Ainsi, pour qu’il soit possible de réguler les émotions, il faut au préalable admettre que les éléments ayant généré ces émotions concernent l’ensemble de l’équipe. Céline Desmarais donne l’exemple d’une jeune interne en médecine travaillant dans un service de psychiatrie ambulatoire. Suite à un entretien éprouvant avec un patient agressif, elle échange brièvement avec des collègues et constate que, comme elle, ils se sentent mis sous pression et pas assez protégés par leur hiérarchie. La patiente suivante arrive et la jeune médecin doit retourner travailler avant d’être parvenue à décompresser. «Cet événement concerne certes un individu, en l’occurrence cette interne, mais il renvoie tous les membres de l’équipe aux conditions dans lesquelles ils exercent leur métier.»
Accepter l’expression des sentiments négatifs
En ce qui concerne la régulation des émotions collectives, Céline Desmarais rappelle qu’elle présuppose «une capacité de l’équipe à accepter l’expression d’émotions négatives». On touche là à la question des normes émotionnelles, qui sont présentes dans chaque collectif. «Il faut que ces normes laissent une place aux émotions négatives, y compris à celles du manager.» Une pratique toute simple constitue à effectuer, par exemple avant une séance, un exercice de météo émotionnelle. «Chaque participant·e dit honnêtement comment il se sent à ce moment précis de la journée. S’il indique être préoccupé ou très fatigué, cela permettra à ses collègues de ne pas prendre trop à coeur une éventuelle remarque sèche durant la réunion.»
«Lorsqu’une équipe est en mesure de conscientiser ses émotions, de les comprendre et de les réguler, donc de développer ses compétences émotionnelles, elle augmente tout naturellement son intelligence collective», ajoute Céline Desmarais. Bien utilisée, la notion d’émotions collectives a le potentiel «de rendre les équipes plus saines, de doper leur bien-être – ne serait-ce que parce que ses membres se sentent davantage en confiance les uns avec les autres – et leur productivité». Dans la foulée, «elles deviennent plus résilientes face aux défis auxquels font face les organisations».