Les individus en situation de précarité sont particulièrement vulnérables face au changement climatique et risquent de subir des inégalités supplémentaires. Les travailleuses et travailleurs sociaux entament une réflexion pour faire face à ces défis.
TEXTE | Martine Brocard
Tristan Loloum souhaite intégrer les thématiques du changement climatique, de l’environnement et de la transition énergétique au sein du travail social. Selon ce professeur à la HES-SO Valais-Wallis – Haute Ecole de Travail Social – HETS, son domaine a un rôle à jouer pour plaider la cause de la justice climatique.
Quel lien peut-on faire entre travail social et changement climatique?
Le changement climatique constitue une menace pour la cohésion sociale. Les personnes les plus précaires socialement sont souvent les plus vulnérables face au changement climatique, dont les effets peuvent en retour accroître la pauvreté et les inégalités. C’est un cercle vicieux. Il est donc assez logique que les travailleurs sociaux se sentent concernés pour aider les populations plus fragiles et accompagner des changements collectifs indispensables.
Depuis quand ce cercle vicieux est-il plus clairement apparu?
Le changement climatique est relativement récent comme question sociale, mais l’environnement est présent depuis longtemps en filigrane de l’intervention sociale, par exemple à travers la notion de «personne dans l’environnement», qui remonte au début du XXe siècle. Depuis une vingtaine d’années, l’idée d’un «travail social environnemental» tend à s’imposer comme un nouveau paradigme, en particulier aux Etats-Unis. En Europe, cette thématique est plutôt abordée sous l’angle du territoire, de «développement local».
Le changement climatique crée donc des inégalités sociales…
Oui, à la fois parce que les populations sont diversement touchées en fonction de leur localisation, mais aussi parce qu’elles n’ont pas le même niveau de protection, ni les mêmes capacités à faire face.
Quels exemples peut-on citer?
En France, la canicule de 2003 a surtout fait des victimes au sein des personnes âgées, en particulier des femmes âgées. Outre-Atlantique, l’ouragan Katrina est souvent cité en exemple par les travailleurs sociaux, car il a majoritairement touché les populations afro-américaines qui vivaient dans des zones inondables mal protégées, difficiles d’accès, où les secours ont tardé à arriver. En Suisse, on peut citer l’éboulement de Bondo qui, en 2017, a bouleversé les vies de toute une vallée des Grisons. Au niveau des populations, il y a par exemple les gens du voyage qui sont plus exposés aux températures extrêmes, du fait de leur habitat. Ou encore les agricultrices et agriculteurs qui se trouvent en première ligne.
Y a-t-il un profil type de personnes vulnérables en matière de changement climatique?
Les femmes, les classes populaires et les minorités ethniques sont les groupes les plus vulnérables de par leurs conditions économiques, de logement, leur position sociale. Ces catégories ont statistiquement plus de risques d’être victimes de catastrophes naturelles que les autres, car elles disposent généralement de moins de ressources pour s’adapter, de moins de résilience. Elles sont souvent moins mobiles et moins représentées dans les instances décisionnelles. Au-delà des catégories sociales, il y a aussi des territoires qui sont particulièrement à risque : certains quartiers en proie aux inondations ou aux îlots de chaleur, certaines communautés de montagne, etc.
Cela s’applique-t-il aussi à la Suisse?
Il s’agit d’une norme générale, mais il est vrai que les pays sont diversement armés. Maintenant, comme nous vivons tous sur la même planète, les problèmes des uns se répercutent chez les autres, notamment à travers les migrations et les crises économiques. La Suisse étant un état social, le rôle des travailleurs sociaux est précisément d’éviter ces inégalités.
Quels ajustements la question climatique va-t-elle imposer au travail social?
Du point de vue des compétences nécessaires pour la pratique, il va nous falloir des outils pour aborder les situations de vulnérabilité socio-environnementale. Nous devrons aussi réfléchir à la façon d’adapter la formation, à savoir si l’on intègre partout les enjeux de la durabilité, ou si l’on crée des cours spécifiques consacrés à cette problématique.
Avez-vous des idées en tête?
Pour la formation, il faut encourager les collaborations et l’interdisciplinarité. La complexité des phénomènes climatiques nous y oblige. On peut aussi imaginer de personnaliser la formation, en abordant des sujets qui touchent directement les étudiant·es. De ce point de vue, le Valais offre un terrain de première main pour tirer des enseignements des catastrophes naturelles.
Sur le terrain, la nature du travail va-t-elle évoluer?
à l’heure actuelle, le travail social concerne surtout les populations vulnérables, mais on pourrait très bien imaginer mener un travail social auprès des plus aisés, dont le mode de vie produit souvent d’importantes émissions de CO2 (voir encadré). Les travailleurs sociaux ont sans doute un rôle à jouer dans l’advocacy, pour plaider la cause d’une justice climatique, ou plus localement, pour faire porter la voix des minorités dans les processus de planification territoriale et énergétique…
Comment cela?
Pour s’assurer que l’efficacité énergétique est synonyme d’inclusion sociale. Prenons par exemple les mesures de rénovation énergétique des bâtiments. En Suisse, environ 57% des gens sont locataires (selon des chiffres 2019 de l’Office fédéral de la statistique), et n’ont donc pas la main sur ces décisions. Or comme c’est le locataire qui paie les charges, les propriétaires ne sont pas incités à se tourner vers des équipements efficaces. Les travailleurs sociaux pourraient avoir un rôle à jouer pour mieux intégrer les locataires dans ces processus de transition énergétique.
Des projets concrets ont-ils déjà été mis sur pied au sein de votre établissement?
Quelques-uns, par exemple à travers la Plateforme de développement urbain, ou des projets étudiants dans le cadre de U-Change, des jardins communautaires, des initiatives en lien avec la formation. Ce sont en réalité des projets transversaux, qui dépassent le cadre des filières. Les dynamiques émergent un peu partout, car il y a une prise de conscience générale, mais cela reste trop timoré au regard des enjeux. Les défis à relever sont colossaux pour décarboner nos modes de vie, changer nos habitudes de mobilité, de chauffage, de consommation, et en même temps pour se préparer aux impacts du changement climatique. Mon poste vient d’être créé, mais nous avons des projets en préparation en lien avec la qualité de l’air, qui est un problème mal connu dans les régions de montagne, et la transition énergétique, qui reste un front d’action et de recherche très important.
Vers plus de justice climatique
Si le changement climatique affecte inégalement les êtres humains, ceux-ci sont aussi inégaux en matière de production du CO2, l’un des principaux gaz à effet de serre. Problème: ceux qui en produisent le plus sont ceux qui en souffrent le moins et inversement, ceux qui en produisent le moins sont ceux qui en souffrent le plus.
C’est ce que dénonce – parmi d’autres – un rapport de l’organisation Oxfam et du Stockholm Environment Institute paru en septembre 2020. Ses autrices et auteurs s’alarment du fait que les 10% les plus riches de la population mondiale, soit environ 630 millions de personnes, étaient responsables de 52% des émissions de CO2 cumulées ces vingt-cinq dernières années. à l’inverse, les 50% les plus pauvres, soit quelque 3,1 milliards d’individus, étaient responsables de seulement 7% des émissions cumulées. Le rapport déplore que les deux groupes qui contribuent le moins à ces émissions, à savoir les plus pauvres et
les générations futures, sont ceux qui ressentent ou ressentiront le plus les effets de la crise climatique.
Pour mettre fin à ces «inégalités extrêmes», les auteurs du rapport recommandent la taxation ou l’interdiction «d’articles de luxe à forte empreinte carbone comme les SUV (4X4, ndlr) et les voitures de sport haut de gamme, ou les vols fréquents en classe affaires ou en jet privé». à l’inverse, en matière d’efficacité énergétique notamment concernant le chauffage résidentiel, le rapport mise sur l’investissement public, afin «d’éviter de pénaliser les foyers à revenus faibles».