Pendant longtemps, la démo­cratisation culturelle consistait à abaisser les tarifs et décentraliser les institutions. Mais cela ne suffit pas à rendre la culture accessible à des personnes de milieux défavorisés. C’est pourquoi des artistes cocréent désormais des œuvres avec elles.

TEXTE | Katja Remane

Le projet «Création partagée» analyse un parcours culturel conçu pour les membres de l’association Lire et écrire: des balades dans la nature et diverses sorties, dont le but est d’alimenter une banque de données sonores.

L’art collaboratif, dont les origines remontent aux années 1960, est un vaste domaine qui englobe les cocréations entre plusieurs artistes ou avec d’autres personnes. L’idée est d’instaurer un dialogue entre les artistes et leur public. Cette création participative veut aussi démocratiser la culture financée par l’argent public. Des médiatrices et des médiateurs culturels accompagnent alors des personnes de groupes sociaux qui n’ont pas ou peu d’accès à la culture. C’est dans cette perspective qu’est né le projet Création Partagée , dont l’objectif est une production commune avec des personnes illettrées. Née d’un partenariat entre l’HEMU – Haute école de musique Vaud Valais Fribourg – HES-SO, La Manufacture – Haute école des arts de la scène à Lausanne et l’association La Marmite, cette recherche analyse un parcours culturel conçu pour les membres de l’association Lire et écrire. Au départ, cinq sorties culturelles et 14 rencontres avec des artistes et chercheur·es étaient prévues sur une année. Les personnes d’un groupe travaillant sur la thématique de la forêt allaient par exemple visiter des bois à l’Arboretum d’Aubonne, voir une pièce au Théâtre de Vidy et rencontrer un anthropologue spécialiste du rapport entre biologie et savoirs traditionnels, le tout en étant encadrés par une médiatrice culturelle, un chef d’orchestre et un metteur en scène. Mais la crise sanitaire a obligé les actrices et acteurs du projet à s’adapter: «Nous recomposons le projet de semaine en semaine, précise la psychologue et musicienne Angelika Güsewell, directrice de la recherche à l’HEMU. Cette flexibilité et cette capacité à se réinventer sont par ailleurs intégrées dans la formation des artistes, car les métiers de la musique sont en constante mutation.» Les activités ont donc commencé «par des balades dans la nature, avec deux groupes de trois personnesinclus munies d’un casque audio pour leur faire découvrir la musique classique», détaille Thierry Weber, responsable du projet, chef d’orchestre et professeur de médiation de la musique à l’HEMU. «Le but était d’enregistrer des sons, que nous allons travailler via une application numérique. Des sorties culturelles permettront ensuite d’alimenter une banque de données sonores.» Ces sons serviront à la création d’un scénario réalisé avec le metteur en scène Jean-Daniel Piguet, formé à La Manufacture.

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Thierry Weber est responsable du projet «Création partagée», dont l’objectif est une production commune avec des personnes illettrées. // Photo: Françoise Wavre | lundi13

Les artistes impliqués dans le projet Création partagée possèdent un large éventail de compétences, qui vont de l’interprétation à la recherche, de la pédagogie à la médiation. «Pour être un bon médiateur culturel, il faut beaucoup de souplesse et de sensibilité intellectuelle, afin de toucher un public qui n’a pas l’habitude d’aller au théâtre ou de se confronter à la danse et à la musique classique», constate Mathieu Menghini, professeur à la Haute école de travail social de Genève – HETS – HES-SO et fondateur de La Marmite. Son ambition consiste à démocratiser la culture financée par l’argent public, en offrant des parcours culturels à des personnes défavorisées: «Issues du quart-monde, toxicomanes, décrocheuses scolaires, elles nous retournent leur expérience existentielle, souvent infiniment riche. Les médiateurs recueillent ces trésors dans des carnets de bord. L’idée est de cristalliser la créativité et les représentations populaires grâce à une collaboration avec des artistes professionnels.» L’échange va donc dans les deux sens. Tous les parcours culturels sont planifiés sur une année, car seule la durée permet de créer du lien avec ces groupes précarisés. La Marmite fait notamment appel à des professeur.es des hautes écoles en tant que modérateurs ou intellectuels, ainsi qu’à des médiateurs culturels et sociaux. «Pendant des décennies, la démocratisation culturelle s’est appuyée sur deux grandes actions, abaisser les tarifs et décentraliser les institutions, explique Mathieu Menghini. Or on s’aperçoit à travers les statistiques que ça n’a pas fait bouger beaucoup les pratiques culturelles des classes les plus populaires. Ce sont des conditions nécessaires, mais non suffisantes. La médiation culturelle est une démocratisation culturelle améliorée, qui prend en compte les obstacles qu’on a sous-estimés jusque-là.» À titre d’exemple, il cite le sentiment d’indignité face à la culture et celui d’inaptitude, face à une création qu’on ne comprend pas.


Trois questions à Stéphane Kropf

Pour cet artiste, responsable du Bachelor arts visuels à l’éCAL/Ecole cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, l’art se doit d’être bienveillant avec son public.

Que vous évoque la médiation culturelle?

L’idée de base de la médiation culturelle est bonne. Je pense que s’il y a besoin d’un médiateur entre l’œuvre et le public, c’est soit l’artiste qui a mal fait son travail, soit le public, mais je caricature un peu. En tant qu’artiste, on doit être bienveillant avec son public, on doit le prendre par la main, parce que personne ne va voir de l’art pour être maltraité.

Quelle est la place de l’art collaboratif dans les arts visuels?

L’art est collaboratif au départ c’est une collaboration entre les artistes et le public. La création partagée est très présente dans les arts visuels, presque trop. Il faut aussi faire la différence entre les collectifs d’artistes et les groupes informels. Mais en même temps, toutes les formes de collaboration qui peuvent renverser les organisations pyramidales et cherchent d’autres formes de pouvoir, dans l’art et ailleurs, sont essentielles.

Qu’entendez-vous par collaboration artistique «informelle»?

L’art est perpétuellement en mouvement. Les groupes se créent, se font et se défont selon les opportunités. Certaines collaborations s’établissent pour des projets spécifiques, à plus ou moins long terme. Mais ce n’est pas inscrit.