HEMISPHERES N°21 – Locales, urbaines, intimes: les proximités // www.revuehemispheres.ch
© Photo s. Chalmeau

Benoît Antille se penche depuis plusieurs années sur les œuvres d’artistes ancrés dans des communautés locales. Cet enseignant à la Haute école d’art et de design – HEAD – Genève et à la HES-SO Valais-Wallis – école de design et haute école d’art – EDHEA observe l’émergence de nouveaux professionnel.les liés à l’économie de ces projets.

TEXTE | Marco Danesi

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La « Patate chaude » est une œuvre de l’artiste Nicolas Floc’h réalisée en 2012 pour l’association Entreprise pour l’Insertion, qui soutient les personnes en difficulté sociale à Rennes, en France. Celle-ci leur propose notamment des travaux de maraîchage et d’entretien des espaces verts dans ses jardins. Elle souhaitait y installer un lieu de sociabilité et de repos où tous le personnel pourrait se retrouver. Nicolas Floc’h a choisi de travailler avec une forme organique et des matériaux de construction rappelant la terre. L’œuvre est devenue un signal pour le site, visible depuis la route départementale. La réalisation de la «Patate chaude» s’est faite dans le cadre des Nouveaux Commanditaires, un groupe d’artistes international qui définit les rôles et les responsabilités d’acteurs qui mènent ensemble une action artistique. //© Photo s. Chalmeau

D’où vient votre intérêt pour l’art public et les approches de proximité des artistes dits «ruraux»?
Mes premières recherches dans ce domaine, qui datent de 2013, avaient pour objet des dynamiques top-down liées aux politiques culturelles avec une vision simpliste centrée sur l’instrumentalisation de l’art par ces mêmes politiques. Cherchant à dépasser cette approche plutôt abstraite, j’ai commencé à m’intéresser aux pratiques des artistes sur le terrain, dans une approche bottom-up.

Il faut dire aussi que la thématique de l’art de proximité, de l’art public, est très à la mode. En lien avec l’écologie, le développement durable, l’art en milieu rural n’est plus du tout en marge de l’art contemporain. On voit d’ailleurs apparaître de nouveaux professionnel.les liés à l’économie de ces projets. Ces derniers savent manier la rhétorique adéquate pour décrocher des financements et construire des carrières.

Est-ce un problème?
C’est l’une des grandes ambiguïtés de ces pratiques engagées. Destinés à donner du sens au réel, voire à le changer, ces projets parfois finissent par valoriser surtout leurs autrices ou auteurs au sein du monde de l’art. Je ne remets pas en cause la bonne foi des artistes que j’ai suivis pour mes recherches. Adam Sutherland, établi dans le nord rural de l’Angleterre par exemple, s’engage pour porter des projets avec des communautés qui ignorent tout de l’art contemporain. C’est une vocation de foi.

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Benoît Antille relève que les pratiques artistiques engagées localement ne sont pas exemptes d’ambiguïtés: destinées à donner du sens, voire à modifier le réel, ces projets finissent parfois surtout par valoriser leur auteur.

Sur cette ligne de crête entre l’utopie et les intérêts politiques et économiques, comment les artistes s’en sortent-ils?
L’artiste est devenu un problem solver. On lui donne de l’argent pour être utile, pour valoriser une communauté, un territoire, souvent marginalisé ou délaissé. Quand, en parlant de ces projets, on évoque l’instrumentalisation de l’art, on se place dans la logique de son autonomie. Mais si on abandonne cette logique, cette question n’a plus lieu d’être. La vraie question concerne les stratégies, les ruses si l’on veut, mises en place par les artistes pour réaliser leurs visions à la croisée d’intérêts parfois contradictoires avec lesquels il faut dialoguer et négocier. Cela dit, instrumentalisation ou pas, dans ces projets il peut se manifester une forme d’exploitation des artistes, réduits dans les pires des cas à des travailleuses et travailleurs précaires.

Qu’est-ce qui distingue ces pratiques de l’événementiel?
On se trouve dans une zone grise. Quand Curdin Tones transforme une fontaine en jacuzzi dans un village grison, pour la directrice de l’Office du tourisme, c’est du pur événementiel qui s’adresse aux touristes et visiteurs des lieux. Pour l’artiste, c’est une expérience qui met en jeu traditions et usages locaux intégrant les habitantes et les habitants de la région. En réalité, tout est affaire de collaboration autour d’un projet. Quand on collabore, chacun travaille avec ses grilles de lecture, ses attentes. Ces projets doivent répondre aux intérêts multiples des actrices et des acteurs impliqués. Si on prend la participation, devenue incontournable dans ce genre d’entreprise, elle renvoie aux utopies artistiques des années 1960, avec sa connotation politique mais aussi aux diktats du marketing et du management. En ce sens, ces artistes travaillent bel et bien sur une ligne de crête. Curdin Tones n’a aucun problème avec ça.

Est-ce que ces artistes sont des opportunistes?
La question se pose. On reproche par exemple à Adam Sutherland de travailler sur le rural et de participer à des événements artistiques très trendy. Mais ce qui est intéressant chez lui, c’est qu’il utilise l’art et ses événements pour apporter de la plus-value, même financière, dans le village où il a développé ses projets.

Ces artistes ne sont donc pas naïfs, ils savent tirer parti des institutions et des ressources à disposition.
Les artistes engagés dans des communautés ou dans des terroirs sont réellement animés par une forme d’idéalisme sans être naïfs. Ils connaissent les règles du jeu. Mais ce qui est essentiel pour eux, c’est de vivre comme des artistes en accord avec un regard sur le monde qui donne du sens à tout ce qu’ils font, qui met en valeur l’environnement sur et avec lequel ils agissent. Ces artistes remplacent la création par la créativité. La création, c’est une production. La créativité, c’est une compétence, un potentiel. Ces projets sont des pratiques de l’existence dans une vraie confrontation avec des gens, des collectivités, des terroirs. Je suis convaincu que nos sociétés ont besoin de ces formes de transcendance. Et ces artistes-là possèdent ce pouvoir.