S’occuper d’une personne souffrant de schizophrénie, de troubles bipolaires ou de dépression peut épuiser. Longtemps ignorée, la situation des proches dans le domaine psychiatrique est désormais prise au sérieux. Des recherches développent des outils pour les soutenir.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Le diagnostic de la schizophrénie de son fils a représenté un tsunami dans la vie de Monique Corbaz et de sa famille. C’était il y a douze ans. Alors âgé de 22 ans, Simon se voit contraint de renoncer à ses projets d’études et sa vie sociale se réduit comme peau de chagrin. «Il est resté deux ans sur le canapé et souffrait de terribles hallucinations, raconte Monique Corbaz, éducatrice spécialisée de profession et très engagée dans la vie associative de son quartier Sous-Gare à Lausanne. Il ne pouvait plus voir de journaux. À un âge crucial de construction sociale et identitaire, tout semblait stoppé. Ce rôle de proche aidante m’est alors tombé dessus.» Malgré les difficultés du quotidien, désormais rythmé par les thérapies et les prises de médicaments, cette mère de quatre fils adultes et grand-mère de trois petits-enfants insiste: «Le proche aidant n’est pas un ‹pauvre aidant›. Il n’y a rien de pire que la victimisation. Nous avons dû faire face à de nombreuses épreuves. Mais cela nous a fait grandir. Et Simon a toujours su garder une forme d’optimisme et d’autonomie dans son combat pour ‹faire avec› la maladie.»

Son fils réside actuellement en foyer protégé. De son côté, Monique Corbaz a accepté le poste de présidente de l’association l’îlot au début de l’année 2020, qui soutient les proches aidantes et les proches aidants dans le domaine psychique. «L’îlot propose notamment une écoute téléphonique et des soirées d’échanges. Ce soutien offert par des proches expérimentés à d’autres proches est essentiel. À cet égard, nous sommes en train de concrétiser un projet de formation de ‹pair-aidance› pour les proches et cela me tient particulièrement à cœur. Je souhaite également m’engager contre la stigmatisation liée à la maladie mentale. Elle est à la source de souffrances, pour l’entourage également.»

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La photographe Sirli Raitma, originaire d’Estonie et vivant à Londres, est devenue proche aidante lorsque sa mère Eha, souffrant d’épilepsie et de dépression, est venue vivre chez elle en 2015. Pour la distraire, cette spécialiste de portraits en costume lui propose de poser pour elle avec des tenues dénichées dans des vide-greniers. C’est ainsi qu’est née une saisissante série de portraits, qui a permis à Eha de partager de beaux moments avec sa fille et de gagner en confiance.

Beaucoup d’émotions douloureuses

Cette stigmatisation fait partie des nombreux éléments qui composent le «fardeau» typique des proches aidants dans le domaine de la santé mentale. «Les proches se sentent coupables, ils ont peur que le malade ou eux-mêmes soient exclus de la société, précise Shyhrete Rexhaj, professeure à l’Institut et Haute école de la Santé La Source – HES-SO à Lausanne. Ils peuvent eux-mêmes souffrir des représentations véhiculées dans notre société, comme la violence présumée des malades.» La chercheure explique que ce fardeau spécifique se compose également de multiples éléments objectifs et subjectifs: il y a tout d’abord les conséquences directes du comportement du proche malade. Il peut s’agir de dépenses excessives, d’objets cassés, de la nécessité pour le proche de baisser son temps de travail, de l’isolement social. Les aspects subjectifs résident surtout dans les émotions douloureuses: tristesse, difficultés relationnelles, conflits, impression d’impuissance ou que la personne ne se remettra jamais, que les efforts ne servent à rien.

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Le point fort du programme d’aide aux proches aidants développé par Shyhrete Rexhaj est l’individualisation du soutien. Il s’agit de réfléchir ensemble à des solutions pour améliorer sa qualité de vie et mieux gérer son rôle de proche, afin qu’il n’envahisse pas tout. // Photo: François wavre  | lundi13

«Cet ensemble de facteurs fait que le proche aidant peut s’épuiser physiquement et psychiquement. Il peut être désespéré. C’est pourquoi il a besoin d’un soutien spécifique.» En plus de l’appui d’associations comme l’îlot, il est nécessaire de développer une aide professionnelle, qui démarre dès le diagnostic de la maladie. «Les études montrent que plus on attend, plus la situation du proche peut se dégrader», indique Shyhrete Rexhaj.

Avec une équipe de chercheur.es, Shyhrete Rexhaj mène depuis 2019 le projet «Ensemble», soutenu par le Fonds national suisse. Son objectif consiste à développer une boîte à outils destinée aux proches aidants dans le domaine psychique: «Nous avons inclus 160 proches aidants de toute la Suisse romande, qui ont été divisés en deux groupes, l’un bénéficiant des outils du programme Ensemble et l’autre pas dans un premier temps. Nous avons des personnes de tous les âges qui s’occupent de proches souffrant de différents types de maladies. La durée de leur aide varie de cinq à quarante-deux ans.»

Les proches au centre de l’attention

Alors que, jusqu’à présent, les soutiens aux proches aidants offerts par les professionnel.les de la santé étaient axés sur le malade ou la compréhension de la maladie, Ensemble les place au centre de l’attention. Le proche vient seul aux cinq séances qui permettent de faire le point sur sa situation et ses besoins, puis de trouver des solutions et éventuellement l’aiguiller vers les bons services. Il s’agit d’accueillir la personne dans une atmosphère bienveillante et non jugeante afin qu’elle se sente en confiance. Différentes techniques spécifiques comme des questionnaires ou des cartes peuvent la soutenir dans l’expression de ses émotions, de ses besoins ou de son fonctionnement social. D’autres outils permettent d’améliorer la communication avec la personne malade. «Le point fort du programme est l’individualisation du soutien, indique Shyhrete Rexhaj. Nous réfléchissons ensemble, avec la personne, à des solutions pour améliorer sa qualité de vie et mieux gérer son rôle de proche aidant, afin qu’il n’envahisse pas tout.»

Monique Corbaz, qui a participé à Ensemble, raconte que «d’habitude mon fils est toujours au centre des préoccupations. Me retrouver moi-même sous les projecteurs m’a fait un grand bien!» Surtout, ces séances l’ont aidée à améliorer son soutien en termes qualitatifs. Elle a pu détendre la communication avec son fils et mieux gérer ses propres émotions. «Cette prise de recul m’a aussi permis de valoriser mon rôle de mère, qui doit rester le principal, confie Monique Corbaz. Je privilégie davantage les moments relationnels et délègue par exemple les aspects financiers à une curatelle administrative. Je considère que cela ne relève pas de mon rôle et que cela permettra mieux à Simon de voler de ses propres ailes à l’avenir.»


Un diagnostic qui enferme dans la maladie

Davantage que pour les maladies physiques, le diagnostic d’une maladie mentale est stigmatisant. Parce qu’elle est invisible, parce que les symptômes sont complexes à identifier, mais aussi parce que, durant longtemps, la notion de rétablissement était inexistante en psychiatrie. «J’ai rencontré des patientes et des patients qui me disaient qu’ils auraient préféré avoir un cancer, raconte Audrey Linder, sociologue et adjointe scientifique à HESAV – Haute école de Santé Vaud – HES-SO, qui consacre sa thèse à la notion de rétablissement en santé mentale. Le rétablissement a commencé à se faire un chemin en Suisse romande il y a une quinzaine d’années, particulièrement au sein de la psychiatrie communautaire. Cette notion vient brouiller la frontière nette qui existait entre ‹fous› et ‹non-fous›.» Ces limites établies entre les patients et les autres participent à leur enfermement dans un diagnostic. Souvent, la personne est perçue uniquement à travers sa maladie. Cela invalide et invisibilise sa parole et peut avoir des conséquences dans ses relations avec son entourage. «Le proche aidant peut avoir tendance à interpréter tous les signes comme des symptômes de la maladie. Il arrive à tout le monde de pleurer ou d’être en colère, mais ces émotions chez la personne malade vont susciter l’inquiétude du proche quant à une possible dégradation de sa santé mentale», explique la chercheure. Il y a un risque que le malade ne se sente plus compris et cela peut provoquer des conflits.

Dans ce contexte, la notion de rétablissement, qui provient de mouvements d’usagères et d’usagers de la psychiatrie aux Etats-Unis, permet aux patients et à leur entourage d’envisager des perspectives optimistes. Mais le chemin est encore long pour qu’elle s’impose. «Le problème, c’est qu’en raison de la stigmatisation, de nombreuses personnes rétablies taisent leur parcours de malade, souligne Audrey Linder. Il n’existe donc pas beaucoup de modèles.» Mais les choses évoluent. Depuis 2013, des associations d’usagers romandes ont initié la formation de «pair praticien en santé mentale» en collaboration avec la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO. Destinée à des personnes qui ont avancé dans leur rétablissement, elle vise à leur donner des outils professionnels pour exercer un rôle médiateur dans le système de soins. «Leur prise de distance avec leur expérience leur permet de comprendre les deux mondes, celui des patients et celui des professionnel.les», précise Audrey Linder. La posture des pairs praticiens fait non seulement progresser l’idée de rétablissement en santé mentale, mais démontre que le parcours de la maladie peut permettre d’acquérir des compétences utiles à la psychiatrie.


Les ambulanciers confrontés aux maladies psychiques

Les urgences vitales ne forment plus la partie la plus importante du métier d’ambulancier. En 2018 dans le canton de Vaud, 87% de leurs interventions concernaient des patientes ou des patients non urgents, soit dont le pronostic vital n’était pas en jeu. Dans 11% des cas, aucun transport à l’hôpital n’a eu lieu. «Il s’agit d’un changement de paradigme pour notre profession, explique Thierry Spichiger, chercheur et enseignant à l’école supérieur d’ambulancier et soins d’urgence romande – ES ASUR au Mont-sur-Lausanne, qui collabore à plusieurs projets de recherche sur les interventions des ambulancières et des ambulanciers en collaboration avec l’Institut et Haute école de la Santé La Source – HES-SO. Les interventions deviennent de plus en plus complexes et reflètent aussi les évolutions de la société, comme le vieillissement de la population. La moitié des patients ont 65 ans ou plus, et ils souffrent souvent de polymorbidité.» Autre chiffre parlant: 7% des interventions concernent désormais des maladies psychiques, ce qui équivaut au même pourcentage que les détresses respiratoires.

Ces évolutions posent un certain nombre de questions aux ambulanciers: leur formation, consacrée historiquement à la gestion des urgences vitales, est-elle encore en phase avec la réalité du terrain? Cette situation participe-t-elle à leur démotivation, eux qui quittent la profession en moyenne après une dizaine d’années? «Il faut s’adapter à ces nouvelles évolutions, affirme Thierry Spichiger. Les protocoles de décisions pour les urgences vitales ne sont pas efficaces lorsqu’on se retrouve face à une personne âgée avec un passé médical complexe et des troubles cognitifs, qui a chuté dans son salon et dont les signes vitaux se trouvent dans une zone grise. Face à ce genre de cas, un ambulancier peut passer près de deux heures pour évaluer la situation et organiser la suite de la prise en charge en considérant les besoins et les souhaits du patient, comme de son entourage. Il doit souvent s’appuyer sur un proche aidant qui lui indiquera quels traitements prend la personne, qui est son médecin traitant ou son infirmier à domicile, afin de décider s’il faut aller aux urgences ou pas.» Car emmener une personne aux urgences lorsque ce n’est pas indispensable peut stresser inutilement cette dernière, mais a aussi des répercussions sur tout le système de santé en termes de coûts et de disponibilité des ressources hospitalières.

Pour prendre ce genre de décision, l’ambulancier doit collaborer avec l’ensemble du système de santé, ce qui n’était pas dans ses habitudes jusqu’à présent, lui qui faisait plutôt figure d’électron libre. Il doit aussi développer une nouvelle palette de compétences sociales. «Les interactions avec le patient et ses proches sont différentes lorsqu’on se trouve en situation d’urgence vitale, précise Thierry Spichiger. On doit aller vite, parler parfois de directives anticipées dans un contexte très aigu émotionnellement et médicalement. Dans le cas d’un patient en psychiatrie ou d’une personne âgée, il est essentiel de créer un lien de confiance, également avec les proches. Il faut les intégrer dans les soins, obtenir leur consentement pour certains gestes et négocier parfois. Ce tact dans l’intervention ne s’acquiert qu’après plusieurs années de pratique.» On l’aura compris, le métier d’ambulancier se trouve face à des défis dont les réponses se situeront probablement à l’interface entre la formation et la redéfinition d’une profession somme toute assez jeune, puisqu’elle ne s’est structurée en Suisse qu’autour des années 1980.


Annie Oulevey Bachmann

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Photo: François wavre  | lundi13

Pour Annie Oulevey Bachmann, la société doit reconnaître le travail des proches aidants, jusque-là invisibilisé. Cette professeure à l’Institut et Haute école de la Santé La Source – HES-SO à Lausanne a coordonné un projet de recherche national baptisé «Pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans les professions de la santé: place, intégration et soutien des proches aidants» (PePA), qui vient de faire l’objet d’une publication.

Pourquoi la recherche s’intéresse-t-elle aux proches aidants?
AOB Diverses évolutions de notre société font qu’il y a de plus en plus de personnes en situation de proche aidance. Cela s’explique par le vieillissement de la population, le virage ambulatoire des hôpitaux, ainsi que par les progrès de la médecine. Ces tâches de soins au conjoint victime d’un AVC, à un enfant handicapé ou à une voisine souffrant d’Alzheimer, sont souvent effectuées par des femmes. Pendant longtemps, cet investissement de temps colossal n’était pas reconnu. Cette invisibilité est caractéristique du travail des femmes, considéré comme «naturel». Une prise de conscience de l’apport de cette «armée de l’ombre» a débuté il y a vingt ans. Elle est liée à l’essor des études de genre qui visibilisent le travail des femmes. La recherche en sciences infirmières a aussi joué un rôle car elle dispose des savoir-faire pour aborder une problématique interdisciplinaire comme celle des proches aidants.

Qu’apporte la recherche aux proches aidants?
Leur rôle est désormais considéré comme un métier pour lequel il faut se former afin de limiter les risques d’épuisement physique et psychique. Une proche aidante me confiait récemment qu’elle se sentait comme sur une bicyclette, qu’elle ne devait jamais arrêter de pédaler. Certains proches doivent diminuer leur temps de travail. D’autres ne se sentent pas compris par les professionnel.les de santé. Tous ces éléments font qu’il est nécessaire de développer une expertise pour orienter les politiques publiques, former les professionnel.les de la santé et bien entendu soutenir les proches aidants. L’objectif est de créer une alliance entre le système de santé et les proches aidants. Parmi les outils développés par la recherche, on trouve des protocoles de soins incluant des proches, des dispositifs leur permettant de partir en vacances ou encore de mieux gérer leur rôle au niveau émotionnel. Faut-il que je m’occupe des finances de ma fille handicapée mentale, que je fasse la toilette intime de ma maman? Les proches aidants doivent apprendre à évaluer leur situation pour demander du soutien.

Le rôle de proche aidant reflète-t-il des valeurs de proximité présentes dans notre société?
Quand on s’intéresse aux proches aidants, qui se trouvent partout autour de nous et dans toutes les classes sociales, on se rend compte que la plupart des êtres humains sont animés par une profonde capacité d’aider leur prochain. Pour la plupart des proches aidants, aider s’est imposé comme une évidence. Cette situation a pu s’installer petit à petit avec une maladie qui a pris de l’importance, ou arriver brutalement suite à un accident. Mais à chaque fois, je constate les innombrables ressources développées par les personnes, qui leur permettent de réaliser ce qui relève de l’impossible. Ce travail n’est ni prestigieux, ni valorisé dans notre société qui promeut d’autres modèles de réussite. Mais la grande majorité des proches aidants s’y investit sans regret et n’échangerait sa place pour rien au monde.