De plus en plus de régions lancent leur devise complémentaire. Solution sociale en période de crise ou réponse aux excès de la mondialisation, elles peuvent revitaliser des territoires vulnérables.

TEXTE | Lionel Pousaz

Nous sommes en 1932, l’Europe est empêtrée dans la Grande Dépression. La petite ville autrichienne de Wörgl est asphyxiée par les dettes et le chômage. L’activité économique s’est embourbée. Pour sortir de l’ornière, le maire Michael Unterguggenberger met en œuvre une idée novatrice: des bons pour acquitter les paiements sur le territoire de la municipalité. Une sorte de devise, et surtout l’ancêtre des monnaies locales. Avec cette initiative, le maire veut favoriser la circulation des capitaux dans sa commune et relancer son économie. Pour financer le projet, il puise dans les caisses étriquées de la municipalité – elles contiennent à peine 40’000 schillings contre 1,3 million de dettes. Il convertit cette somme en monnaie fondante: au départ indexée sur la devise nationale, elle perd 1% de sa valeur chaque mois. Les bons servent à financer des travaux d’infrastructure qui emploient des chômeuses et des chômeurs locaux. Parce que leur valeur diminue constamment, on s’empresse de les dépenser dans les commerces et les services de Wörgl, qui acceptent de jouer le jeu. Cette monnaie circule 13 fois plus vite que la devise nationale. Les capitaux s’échangent plus longtemps entre les mains des résidentes et des résidents avant de fuir vers les centres urbains.

Le succès est total. En une année, le chômage est résorbé; les recettes de la municipalité sont décuplées, de 2’000 à 20’000 shillings. Avec une mise initiale de 40’000 shillings, le maire a financé des travaux estimés à plus du double. Mais le gouvernement autrichien voit d’un mauvais œil cette violation de ses prérogatives. En 1933, il met un terme à l’«expérience de Wörgl». Cela n’empêchera pas l’initiative de figurer dans les manuels d’histoire et d’inspirer nombre de projets. L’eusko du Pays basque, l’ithaca hour aux Etats-Unis, le défunt farinet1Le farinet est une monnaie locale lancée à Sion en 2017. Des billets pour un montant de 500’000 francs avaient été imprimés. Alors que leur graphisme, avec des montagnes et des animaux, faisait la part belle au patrimoine local, le nom de la monnaie faisait référence au faux-monnayeur Joseph-Samuel Farinet (1845-1880), originaire de la vallée d’Aoste et symbole de résistance face à l’autorité. en Valais et le léman sur les rives du lac éponyme: les monnaies locales puisent toutes leur origine dans les bons de Wörgl.

Des monnaies utiles en cas de crise économique

Il y a deux leçons à retenir de cette histoire, selon Emmanuel Fragnière, professeur à la HES-SO Valais-Wallis – Haute école de Gestion – HEG. D’une part, les monnaies locales sont souvent mal vues par les états et, d’autre part, elles peuvent s’avérer efficaces en cas de crise économique: «Les gouvernements laissent faire les monnaies locales pendant les périodes de turbulence, puis ils les tuent le plus souvent, explique-t-il. Aujourd’hui, alors que les états font déjà face à une perte de souveraineté avec les GAFA, les monnaies locales empiètent un peu plus encore sur leur territoire.» Selon le chercheur, les devises alternatives représentent avant tout des outils pour essuyer les tempêtes financières. Il cite la crise grecque de la dette publique, en 2008-2010: «Le pays a lancé avec succès des monnaies locales, des initiatives d’autant plus nécessaires que l’euro prend très mal en compte les particularismes régionaux et nationaux.» Pendant cette même période, aux Etats-Unis, la crise des subprimes a donné naissance à de nombreuses devises alternatives – dont 19 pour la seule Californie! Depuis, l’état de la côte Ouest, ainsi que New York ont voté des lois censées favoriser leur usage.

Emmanuel Fragnière plaide en faveur de l’inscription des monnaies locales dans les plans de crise gouvernementaux. Les autorités pourraient concevoir à l’avance des devises complémentaires, prêtes à être déployées en cas de besoin dans les territoires les plus vulnérables. «L’état devrait au moins encourager ces initiatives. Mais il fait généralement le contraire.» Autre application d’urgence des devises alternatives, les conflits et les désastres humanitaires. Emmanuel Fragnière pense plus particulièrement aux camps de personnes réfugiées. «Pour la Croix-Rouge, les échanges dans les camps représentent un enjeu logistique. Là aussi, le concept peut avoir du sens.» Mais les monnaies locales ne se résument pas à une solution de crise. On en compte plus de 2’500 dans le monde – le phénomène est en augmentation depuis une vingtaine d’années. La plupart se veulent au service d’un idéal social, écologique ou de proximité. On veut favoriser l’épicerie du coin, revitaliser les centres désertés des villages ou contrecarrer, autant que faire se peut, l’hégémonie de la grande distribution et des géants de l’e-commerce.

HEMISPHERES N°21 – Locales, urbaines, intimes: les proximités // www.revuehemispheres.ch
Cette œuvre de l’artiste brésilien Rodrigo Torres est basée sur une reconfiguration des éléments ornementaux présents sur des billets de banque de divers pays. Elle a été obtenue au moyen d’une série de découpages et de collages minutieux. Il s’agit, pour l’artiste, de mélanger les économies et les cultures à travers le langage universel de l’argent.

Un outil de redynamisation des territoires

Souvent, ces monnaies ont pour but de dynamiser des régions où la fuite des capitaux est devenue un mal chronique. En Suisse, c’est la situation du canton de Neuchâtel. Un statut que Nicolas Babey, doyen de l’Institut du management des villes et du territoire de la HE-Arc Gestion – HES-SO, n’hésite pas à qualifier de «paradoxe»: «En valeur de biens exportés, Neuchâtel occupe la deuxième position en Suisse avec son industrie ultraspécialisée, souligne-t-il. Mais ça ne l’empêche pas d’être l’un des cantons les plus pauvres du pays.» Un comble dû à une longue histoire de délocalisations et de fusions-acquisitions qui ont vidé de leur sang les fleurons économiques de la région. Un déclin plutôt qu’une crise, marquée dès les années 1990 par quelques séismes, comme le rachat de l’assurance La Neuchâteloise, un employeur aussi massif qu’emblématique pour le canton, démantelé par son concurrent d’outre-Sarine Winterthur Assurances.

Comment limiter cette lente hémorragie? Une partie de la solution repose sur la circulation locale de la monnaie, selon Nicolas Babey: «En théorie, 1 franc dépensé dans le canton devrait produire environ 2,50 francs avant de partir. L’enjeu, c’est de faire en sorte que cet argent circule le plus longtemps possible sur le territoire local avant de filer chez Digitech, Amazon ou une multinationale zurichoise.» Le chercheur travaille en ce moment avec plusieurs villes de l’Arc jurassien sur un projet de mobilité impliquant la monnaie locale. Delémont, Bienne, Neuchâtel, Le Locle et Orbe sont partenaires du projet. Le but, comme celui de toutes les devises locales: favoriser les «cycles courts» – de la consommation aux services et commerces, puis aux fournisseurs de la région. L’approche de Nicolas Babey est originale: il compte notamment convertir les pendulaires en consommateurs locaux, en distribuant des devises complémentaires via… les tickets de parking. «En règle générale, vous payez 2 francs votre place. On vous retourne une fraction de la somme sous forme de bons à dépenser dans les commerces du centre-ville.»

L’idée est venue au chercheur en étudiant la pendularité dans les centres urbains de l’Arc jurassien. Ces travailleurs consomment peu sur place, mais ils représentent un peu plus du tiers du trafic automobile en ville de Neuchâtel. À Delémont, ils sont même plus nombreux que les résidents eux-mêmes. «Les pendulaires constituent un gisement potentiel pour réalimenter les villes en flux financiers», observe le chercheur. La ville de Neuchâtel compte plus de 1’000 places de parc payantes sur le domaine public, qui rapportent en moyenne 2’800 francs par an – soit presque 3 millions en tout. Les marges sont suffisantes pour alimenter une monnaie locale. «D’ordinaire, les commerçantes et les commerçants des centres n’aiment pas que vous touchiez aux places gratuites, mais avec notre projet ils pourraient voir les choses différemment, poursuit Nicolas Babey. J’ai hâte de recueillir leurs réactions.»

Des échecs en lien avec l’engagement de la population

Dans le petit monde en pleine croissance des devises locales, l’échec est toutefois courant. En 2019, les Suissesses et les Suisses en faisaient l’expérience avec la disparition du farinet. La devise complémentaire valaisanne était retirée de la circulation après deux ans et demi d’existence. Un revers dû au manque d’engagement de la population et des commerçants, mais aussi à l’absence de nécessité, selon Emmanuel Fragnière: «Généralement, les gens ne s’engagent pour une monnaie locale que s’ils la considèrent comme une question de survie. Ce n’était pas le cas du farinet.» Plus rarement, c’est l’aspect culturel qui prime, comme avec la livre de Bristol en Angleterre. Cette monnaie locale britannique connaît un certain succès depuis son lancement en 2013, avec une circulation annuelle supérieure à 5 millions de livres sterling. «Ce projet repose sur un soutien communautaire fort, d’esprit un peu baba cool, où tout le monde met la main à la pâte», précise Emmanuel Fragnière. Les arguments rationnels n’expliquent donc pas à eux seuls la destinée des monnaies – locales ou non. Le chercheur valaisan s’intéresse tout particulièrement à leur dimension ethnographique: «On parle de valeur d’attachement. C’est une notion bien plus importante qu’il n’y paraît. C’est grâce à l’attachement au dollar, même quand sa valeur chute, que les Etats-Unis peuvent continuer de faire fonctionner la planche à billets. Cela leur confère un énorme avantage.»

Cette notion d’attachement plaide en faveur des monnaies physiques, estime Emmanuel Fragnière. Une thèse qui peut sembler anachronique, alors que de nombreuses devises locales récentes reposent sur le tout électronique – comme l’abeille à La Chaux-de-Fonds: «À mon sens, c’est une erreur, même si cela allège les aspects administratifs. Les devises physiques sont inscrites dans nos schémas mentaux depuis plus de 2000 ans.» Et de citer le tenino, la monnaie locale américaine en bois. Lancé une première fois dans la foulée de la Grande Dépression, pratiquement en même temps que les bons de Wörgl, il est réapparu en 2020 à la faveur de la pandémie. Difficile de faire plus tangible que le bois…

À chaque grande crise économique, les monnaies complémentaires – pas forcément locales – font leur apparition. Certaines, comme le wir, destiné aux entrepreneurs suisses, continuent de s’échanger depuis les années 1930. De nouvelles devises vont-elles émerger dans le sillage de la pandémie? Pendant les premiers mois de semi-confinement, on n’a jamais autant parlé de cycles courts, d’achats directs à la ferme et de proximité… Une belle occasion a été manquée pour Emmanuel Fragnière: «Malgré nos intentions, la pandémie a plutôt fait les affaires de LeShop et d’Amazon. Les monnaies locales auraient pu faire une différence. Mais il n’est pas trop tard pour se préparer à la prochaine crise. Les régions ont besoin de protection et de résilience.»


Rafael Matos-Wasem

Pour l’expert Rafael Matos-Wasem du tourisme durable de la HES-SO Valais-Wallis, les monnaies locales ont un potentiel intéressant dans le tourisme.

Les monnaies locales ont-elles aussi un avenir dans le tourisme?

RMW Aujourd’hui, la pandémie offre une opportunité de s’éloigner du tourisme industriel. Les monnaies locales peuvent contribuer à ce recentrage. Je songe aux pays du Sud, où il y a un problème de fuite des capitaux. L’argent dépensé par les touristes repart vers le Nord. Souvent, les seuls bénéfices pour les habitantes et les habitants sont les emplois peu qualifiés. Dans ce contexte, les monnaies locales peuvent jouer un rôle positif. Il faut favoriser des cycles courts, faire en sorte que l’argent reste plus longtemps sur place et qu’il profite aux fournisseurs régionaux. L’obstacle, ce sont les gouvernements. Les monnaies alternatives représentent un risque d’évasion fiscale. Elles font aussi concurrence aux devises nationales. Malgré cela, ces dernières années, il y a eu quelques succès. Je pense à l’eusko, au Pays basque, même s’il n’a pas été créé pour les touristes à l’origine. C’est la monnaie locale française la plus importante. Les billets sont aussi sûrs que l’euro en termes de protection et le cours est à parité. On peut aussi en acheter sous forme virtuelle, sur un smartphone, et payer avec des codes QR. Cette monnaie est promue dans les offices du tourisme, elle rencontre un certain succès auprès des visiteurs soucieux d’éthique.

Ce concept a-t-il sa place dans une industrie mondialisée?

Dans l’industrie du tourisme, les monnaies locales peuvent reterritorialiser sans enfermer. Le but, c’est que les visiteurs soient des acteurs, plutôt que des consommateurs qui achètent des souvenirs made in China. Mais, encore une fois, cela s’adresse à une catégorie particulière. Ce sont des touristes qui reviennent, qui s’intéressent à la culture ou à la gastronomie locales. Si vous ne faites que passer deux jours au Pays basque, vous hésiterez à acheter des euskos au risque de ne pas avoir assez de temps pour vous en défaire.

La Suisse pourrait-elle s’en inspirer?

La Suisse ne fait pas face aux mêmes problèmes de fuite de capitaux que les pays du Sud, mais nous avons des chaînes hôtelières qui dirigent les flux vers les métropoles. À l’image de ce qu’on a fait au Pays basque avec l’eusko, il aurait été intéressant d’intégrer davantage le farinet au secteur touristique.