Nous croyons bien connaître notre corps, mais notre cerveau s’appuie sur des représentations internes souvent biaisées. Une équipe valaisanne étudie ces distorsions corporelles et leur évolution avec l’âge : elles pourraient en effet jouer un rôle dans les risques de chute.
TEXTE | Stéphany Gardier
Grâce aux cinq sens, nous faisons à chaque instant l’expérience du monde qui nous entoure. Cela permet à notre corps d’interagir de manière adéquate avec notre environnement. Mais ce corps est, lui même, un objet de perception : le cerveau doit intégrer en permanence de nombreuses informations, à la fois externes et produites par notre organisme, afin de déterminer si ce bras ou cette jambe sont bien les nôtres. Un travail perpétuel dont on n’a absolument pas conscience.
Sauf lorsqu’un accident ou une maladie viennent le perturber et font perdre cette capacité à percevoir correctement notre propre corps. Le vieillissement fait, de son côté, baisser l’acuité des sens : dans quelle mesure cela pourrait-il affecter notre perception corporelle ? L’équipe de Michela Bassolino, professeure à la HES-SO Valais-Wallis – Haute École de Santé – HEdS – HES-SO et membre de l’Institut The Sense, tente de répondre à cette question à travers ses recherches. Celles-ci pourraient en outre apporter des éléments de compréhension sur les mécanismes à l’œuvre dans certaines perturbations de la perception corporelle – en cas de sclérose en plaques ou après un AVC, par exemple – et contribuer à améliorer les protocoles de réhabilitation.
Vous marchez bien droit, vous ne vous tapez pas dans les portes et saisissez les objets sans problème ? Cela vous permet de considérer que votre cerveau a une très bonne représentation de la taille de votre corps et de vos membres. Pourtant, aussi fine soit-elle, la perception corporelle n’est pas sans réserver quelques surprises.« Contrairement à ce que nous imaginons, même jeunes et en bonne santé, nous ne sommes pas infaillibles pour déterminer correctement ces paramètres », révèle Michela Bassolino. Imaginez-vous assis devant une table, le bras posé bien à plat devant vous, mais caché, sous une boîte par exemple. Pensez-vous être capable d’indiquer précisément où se situe votre main ?
« Chacun pense réussir une tâche aussi simple. Alors qu’en réalité tout le monde se trompe, sourit la chercheuse. Sur la main, l’erreur est en moyenne de plusieurs centimètres, alors qu’il s’agit d’un membre permettant d’effectuer des mouvements d’une extrême finesse ! De manière générale, nous avons tendance à surestimer la largeur de notre main par rapport à sa longueur. »
Comment les distorsions de perception évoluent avec l’âge
Les distorsions de la perception corporellene sont donc pas l’exception, mais bel et bien la règle. Pour autant, elles ne modifient pas la fonctionnalité de notre corps. L’existence de ce paradoxe, discutée de longue date parmi les scientifiques, n’a pas encore trouvé d’explication. « Une des hypothèses suggère que ces distorsions ne constituent pas des erreurs à corriger, mais qu’elles jouent leur propre rôle dans la motricité, explique Michela Bassolino. Certains spécialistes utilisent une analogie avec les plans du métro : ces schémas ne représentent pas un reflet exact de la réalité. Mais leurs distorsions permettent de faciliter leur usage par les voyageuses et voyageurs et sont donc nécessaires. Sans elles, il serait bien plus complexe de déterminer un itinéraire. »
Des travaux menés par l’équipe de Michela Bassolino ont exploré comment ces distorsions évoluent avec l’âge. Pour cela, les scientifiques ont constitué des groupes de volontaires – âgés soit de 25 ans, soit de septante ans environ – auxquels ils ont proposé différentes tâches. Certaines d’entre elles consistaient à estimer la longueur de leurs propres bras et mains. Les chercheuses et chercheurs ont aussi eu recours à des avatars digitaux représentant les participantes et les participants. Chacun devait alors ajuster la taille du bras et de la main de son avatar en fonction de l’idée qu’il se faisait des dimensions de ses propres membres. Les résultats ont confirmé qu’il existe bel et bien des différences de per ception corporelle en fonction de l’âge des individus. « Les comparaisons entre les groupes ont montré que les personnes plus âgées ont notamment tendance à sous-estimer la longueur de leurs bras, détaille Michela Bassolino. Elles ont aussi une distorsion plus importante dans la perception de la forme globale de leurs membres supérieurs. Donc cette erreur que nous commettons tous sur l’estimation de la taille de notre main s’accentue avec le vieillissement. »
L’équipe de recherche a par ailleurs exploré le poids de la vision dans la perception de nos membres et de notre corps en utilisant des casques de réalité virtuelle. « Les participants devaient attraper des cibles, décrit Michela Bassolino. Ils voyaient leur main en même temps que d’autres mains virtuelles. Nous avons enregistré les trajectoires des déplacements pour créer des modélisations. » La comparaison entre les personnes jeunes et âgées montre que ces dernières ont plus tendance à confondre la main virtuelle avec la leur. « C’est ce que l’on appelle de l’appropriation corporelle. Pour répondre à la question, “est-ce que cela est à moi ?”, le cerveau établit une sorte de probabilité en tenant compte de toutes les informations qu’il reçoit. Donc, en vieillissant, un changement de stratégie s’opère : le cerveau accorde plus de poids aux stimuli visuels que lorsqu’on est jeune. Donc si on lui fournit des informations visuelles erronées, comme ces mains virtuelles, il y a davantage de probabilités qu’il se trompe. »
Des conséquences sur la mobilité des seniors
Afin d’évaluer les conséquences de ces distorsions, Michela Bassolino et ses collègues ont entamé d’autres recherches, sur les membres inférieurs cette fois-ci. Les premiers résultats ont confirmé que des biais d’estimation des longueurs existaient aussi pour le tibia et le pied, et que des différences survenaient entre personnes jeunes et âgées.« Les chutes représentent un problème majeur chez les seniors, rappelle la chercheuse. Nous aimerions déterminer dans quelle mesure l’évolution de la perception corporelle et ces distorsions peuvent jouer un rôle. Il reste encore beaucoup à découvrir, mais nous espérons que nos travaux attirent déjà l’attention sur le fait que nous ne percevons pas notre corps de la même manière tout au long de notre vie. Cela doit être pris en compte pour développer des programmes de prévention adaptés et personnaliser certains traitements de réhabilitation. »
Le travail photographique Twice into the stream, mené par Meltem Işik en 2011, peut être considéré comme une enquête sur la façon dont nous voyons et percevons le corps humain. Cette série a commencé autour de l’impossibilité de se voir en entier, sans l’aide de dispositifs externes :« Ce que nous pouvons voir avec nos yeux nus est un corps sans tête, une vue restreinte de ce qui se trouve sous le cou, avec la difficulté supplémentaire de voir notre dos », explique l’artiste sur son site.