La réussite de la transition vers le renouvelable ne dépend pas uniquement des innovations technologiques. Les préjugés influencent également ce virage. Et les ingénieurs ne sont pas épargnés. Cet article leur donne la parole.
TEXTE | Yann Bernardinelli
Réduire la consommation d’énergie pour laisser place aux renouvelables indigènes, tel est le défi que s’est lancé le peuple suisse en mai 2017. Mais, pour atteindre les ambitieux objectifs fixés à 2050, les innovations technologiques ne suffiront pas. Les experts considèrent qu’il faut aussi prendre en compte les aspects sociologiques de cette transition. Les croyances des citoyens peuvent notamment modifier leurs actions, leurs comportements ou leur tolérance face aux dispositifs d’énergie renouvelable. Fait moins connu, les préjugés des ingénieurs peuvent également avoir un impact important sur l’environnement. Car les conceptions de ceux qui créent les infrastructures peuvent favoriser ou freiner la transition énergétique.
Croire dans le potentiel de l’énergie solaire
Il y a 20 ans, les spécialistes suisses du système électrique ne croyaient par exemple pas à l’énergie photovoltaïque. «Ils n’ont pas perçu son potentiel technique et économique, indique Jean-François Affolter, professeur à l’Institut d’énergie et systèmes électriques à la Haute Ecole d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HES-SO. Le coût de l’énergie solaire a aujourd’hui dégringolé. Ils auraient dû y croire.» En conséquence, la Suisse a perdu tout un marché dans lequel elle était pourtant pionnière. De plus, elle a pris du retard sur la mise en réseau et le stockage de l’électricité d’origine solaire. Comme cette dernière est stochastique, c’est-à-dire qu’elle varie en fonction de la météo ou de l’heure de la journée, il faut la stocker ou la mettre en réseau à l’échelle d’un continent pour harmoniser les variations. À l’heure actuelle, le stockage reste le principal facteur limitant le solaire. Jean-François Affolter explique que des technologies existent, comme les batteries au lithium ou le futuriste power to gas1La conversion d’électricité en gaz (power to gas en anglais) est un procédé de stockage et de valorisation de l’électricité excédentaire. Son principe repose sur sa transformation en hydrogène ou en méthane de synthèse, que les réseaux de gaz peuvent accueillir et transporter.: «Mais elles n’en sont qu’à leurs balbutiements. Il faut croire en leurs possibilités. Les prix baisseront avec l’augmentation de l’offre.»
D’autres problèmes proviennent parfois de méconnaissances, comme c’est le cas du solaire passif et de certains architectes. L’énergie solaire passive permet de réduire la consommation d’un bâtiment en le concevant de telle manière qu’il utilise un maximum d’énergie solaire naturelle pour l’éclairage ou le chauffage. «Les architectes utilisent cette énergie abondante et non polluante à juste titre, indique Raphaël Compagnon, professeur en physique du bâtiment à la Haute Ecole d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HES-SO. C’est pourquoi ils prévoient des vitrages exposés au sud. Mais ce faisant, ils ignorent souvent qu’en été, les façades est et ouest reçoivent autant de rayonnement qu’une façade sud. Et ils omettent de les équiper de protections solaires. La surchauffe estivale devient alors problématique.»
Des préjugés qui freinent le renouvelable
En plus des conceptions techniques, d’autres préjugés freinent l’implémentation de l’énergie solaire. Raphaël Compagnon clarifie une idée répandue: «Il n’est pas nécessaire de se trouver au Sahara pour exploiter l’énergie solaire.» En témoigne l’électricité produite par le photovoltaïque allemand certains jours de l’été 2017: sa puissance équivalait alors à celle de 20 centrales nucléaires modernes, soit au moins cinq fois plus que les réacteurs nucléaires suisses. De plus, poursuit Raphaël Compagnon, «inutile de couvrir tout le paysage de panneaux. Notre pays compte énormément de surfaces de toitures.» Par exemple, le ménage helvétique moyen aurait besoin de 25 m2 pour couvrir sa consommation annuelle d’électricité, soit bien moins que la surface du toit d’une villa. Ce genre de peurs rendent l’implémentation des énergies renouvelables difficile à bien des endroits en Suisse. Dominique Bollinger, professeur en génie de l’environnement à la HEIG-VD, trouve cela regrettable: «Les énergies renouvelables dérangent les hommes, mais elles ne perturbent pas la biosphère. Les émissions de CO2, oui.»
Trois questions à Clotilde Jenny
Responsable de formation en développement durable à la HEIG-VD, Clotilde Jenny estime qu’il existe un paradoxe entre les aspirations durables des dirigeants d’entreprise et leurs actions.
Les entreprises suisses en font-elles assez pour l’environnement?
CJ Un paradoxe existe entre les aspirations durables des dirigeants et leurs actions. Ils reconnaissent que leurs entreprises doivent tenir compte des enjeux environnementaux, mais se sentent démunis face à la pression du marché. Dès lors, des directives internationales doivent être mises en place pour éviter aux entreprises de se retrouver dans une concurrence déloyale qui leur fait renoncer aux objectifs du développement durable.
Dans les entreprises, qui porte la responsabilité environnementale?
CJ De nombreuses entreprises bénéficient d’un responsable de l’environnement, mais celui-ci n’a pas de responsabilités pour les activités clés. Il se trouve dans une sorte de silo, déconnecté. De plus, la plupart des employés ne possèdent pas une vision claire de la façon dont leur entreprise est organisée en termes de performance environnementale. Encore un paradoxe qui dénote un manque de clarté vis-à-vis des responsabilités et des tâches environnementales.
Quelles fausses croyances vous interpellent dans le domaine de l’énergie?
CJ L’idée que les énergies fossiles coûtent moins cher que les renouvelables. Dans les faits, en tenant compte des coûts indirects infligés à des tiers, les énergies fossiles sont plus coûteuses. De plus, la société pense que les ressources qui nous manquent sont le pétrole ou l’uranium, alors que c’est avant tout le temps pour changer nos comportements qui fait défaut.