L’impact des nouvelles technologies sur l’emploi et la formation est colossal. Pour Philippe Dugerdil, ancien professeur de software engineering, ces machines vont nous faire entrer dans une nouvelle ère qui impliquera une adaptation permanente.
TEXTE | Marco Danesi
IMAGE | Thierry Parel
Il est difficile de prévoir quels métiers, quels emplois verront le jour à l’avenir. Philippe Dugerdil, ancien professeur de software engineering et responsable de la recherche à la Haute école de gestion de Genève – HEG-GE – HES-SO, est sûr d’une chose: la formation se trouvera au cœur de cette nouvelle ère. Et elle ne ressemblera guère à ce que nous connaissons aujourd’hui. Elle sera davantage que continue: on apprendra tous les jours des micro savoirs dans une course-poursuite entre humains et machines intelligentes.
Qu’est-ce qu’on entend par «métiers du futur»?
Aujourd’hui, on se focalise sur l’industrie 4.0, soit le fait de numériser les processus de production. Production qui s’automatise en supprimant certaines fonctions techniques avant tout. Personnellement, je m’intéresse à l’impact des machines intelligentes sur la partie cognitive des métiers, soit la mise en œuvre de connaissances, la prise de décision… Ces machines apprennent à partir d’exemples. Réalisant un nombre incalculable de corrélations, elles peuvent produire du contenu, des diagnostics, notamment. Or, beaucoup de métiers intellectuels se fondent sur la prise de décision.
Quelle est la nouveauté radicale?
Les machines intelligentes vont améliorer leurs performances au fil du temps. On ne pourra plus établir un modèle simple de leurs performances et organiser les tâches complémentaires pour l’homme avec les emplois associés. Prenons les révolutions technologiques précédentes. Le passage de la machine à vapeur à la machine électrique a été révolutionnaire. Toutefois, la nouvelle machine possédait des caractéristiques claires, qui ont donné naissance à des emplois adaptés à ce nouvel environnement. On les a construits autour des performances prédictibles de la machine. Aujourd’hui, il est difficile de déterminer ce que les nouvelles machines sauront faire, car elles seront en constante évolution. Par conséquent, il devient tout aussi compliqué d’imaginer les métiers du futur.
De plus, la machine pourrait évoluer plus rapidement que la capacité de l’homme à apprendre. Avant, la technologie s’adaptait parce que des individus la faisaient évoluer. On avait donc le temps de suivre le mouvement. Les machines intelligentes, au contraire, apprennent de façon autonome.
On risque alors d’être dépassés par des machines que nous avons nous-mêmes créées…
Pour bien comprendre ce qui se passe, on peut utiliser le modèle que nous venons d’élaborer. Ainsi, dans les transitions technologiques, on a toujours trois phases. La première est l’extension. On remplace l’ancienne technologie par la nouvelle, ce qui permet d’étendre les activités qu’on faisait jusque-là, en restant toutefois dans la même vision conceptuelle de leur valeur pour l’usager. Cela peut provoquer la disparition de certains emplois. Quand la voiture a pris la place de la calèche, les cochers ont perdu leur job, mais pour l’usager ce n’était qu’une autre manière de se déplacer.
La deuxième phase est celle de la compréhension par l’expérimentation. On baigne dans la nouvelle réalité, on s’approprie intellectuellement la nouvelle technologie. Reprenons le cas de la voiture. C’est avec l’usage de cette dernière que l’on se rend compte que la conception des distances a changé, qu’elles se sont raccourcies. Grâce à cette expérience, on peut commencer à concevoir des services. C’est la troisième phase, celle de l’imagination. L’apparition du Guide Michelin est emblématique de ce qui s’est passé avec la voiture. Ce guide invite à se déplacer pour découvrir un lieu, savourer la cuisine d’un restaurant, même loin de chez soi. à l’époque de la calèche, c’était impensable.
Avec le moteur électrique, qui supplante le moteur à vapeur, c’est pareil. Au début, l’électrique remplace simplement le moteur à vapeur. Au fil du temps, on a compris que l’on pouvait distribuer la force mécanique facilement à l’endroit exact où on en avait besoin. Ceci a produit une nouvelle vision du monde qui a débouché sur des produits et des métiers inconnus jusque-là. C’est la voie ouverte, par exemple, à l’éclosion de l’électroménager.
Par rapport à la digitalisation et aux machines intelligentes, nous nous trouvons actuellement dans la phase d’extension. Les analystes constatent surtout les pertes d’emplois car on réfléchit dans le même « monde » qu’avant. Il faudra comprendre les nouveaux outils avant d’inventer de nouveaux services et métiers.
Comment maîtriser néanmoins cette évolution?
On constate que les transitions technologiques peuvent conduire à une réduction de certaines distances et à la distribution de certaines ressources. Le nouveau monde digital réduit la distance par rapport aux machines (les assistants vocaux représentent un bon exemple) et distribue la ressource de prise de décision. Mais ces machines feront davantage. Grâce à leur capacité à réaliser des millions de corrélations, elles inventeront de nouveaux concepts, des corrélations inédites entre des ensembles de données.
L’exemple que j’aime évoquer est le célèbre «mouvement 37», coup gagnant d’AlphaGo, qui permit à la machine de battre le champion du jeu de go 1 Lee Sedol en 2016. Il s’agissait d’un coup totalement imprévu. La machine a comparé des millions de possibilités et joué contre d’autres machines. à partir de là, elle a pu inventer un coup «non humain» (en dehors de tous les enseignements des «maîtres»). C’est pour cela qu’une tâche importante qui nous incombera consistera à comprendre les concepts, les corrélations créés par les machines et leur prise de décision.
Peut-on aujourd’hui déjà esquisser quelques traits de ce nouveau monde?
Si on revient aux distances qui se réduisent avec les machines, Google a réussi à construire un appareil qui reproduit et comprend la parole de façon éblouissante. Ce développement peut révolutionner l’industrie. Avec les assistants personnels intelligents, vous pouvez accéder sans intermédiaire aux services des entreprises. Vous pourrez passer des commandes auprès d’un supermarché qui n’aura plus de contact direct avec vous, même plus au travers de son propre site web. Du coup, il faudra repenser les marques et le marketing. C’est l’algorithme qui pourrait décider où il s’approvisionne en fonction de critères propres au consommateur.
Il faut s’approprier cet environnement pour imaginer les métiers du futur. Les prévisions actuelles ne prennent pas la mesure de ce qui nous attend. On rejoint ici la philosophie. Si on a tout automatisé, que reste-t-il à faire, rien? Non, bien sûr. Pour imaginer les nouveaux jobs, il va falloir réfléchir en termes de valeurs. Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens, mais aussi de Homo Deus, une brève histoire de l’avenir, affirme que le sens des choses est lié aux histoires qu’on se raconte collectivement, à l’image des religions. Avec les machines intelligentes nous devons nous raconter de nouvelles histoires pour façonner les valeurs propres à ce monde inédit, permettant ensuite d’imaginer les activités qui fourniront cette valeur.
De nouveaux mythes?
Plutôt de nouveaux concepts, de nouveaux points de vue, compatibles avec les machines intelligentes.
Plus concrètement, que peut-on entreprendre pour se préparer à ce bouleversement?
Nous avons déposé auprès d’Innosuisse, l’agence suisse pour l’encouragement de l’innovation, un projet de système de formation professionnelle permanente. Il sera basé sur l’anticipation des futures capacités des machines. A partir de là, nous pourrons former les employés à faire des choses que les machines ne font pas encore. Cependant, ces dernières vont éventuellement les rattraper, il faudra alors adapter les compétences des employés jour après jour. En conséquence il faudra s’entraîner à apprendre, s’adapter à un monde en constante évolution.
La formation va devenir primordiale, encore plus qu’aujourd’hui…
Oui, mais elle sera différente de la formation professionnelle que nous connaissons. Elle aura pour mission de créer de la valeur ajoutée quotidiennement par rapport aux machines intelligentes. C’est pourquoi il est temps d’organiser des ateliers de formation à ces technologies. Ce serait extraordinaire de disposer de laboratoires ouverts où les gens pourraient interagir avec les machines intelligentes pour en faire l’expérience. C’est de cette manière que nous, humains, «internaliserons» ce nouveau monde qui avance à grande vitesse. A Singapour, un programme national de formation à l’informatique a été mis en place pour toute la population. C’est ce qu’on pourrait faire. En nous appropriant profondément ces nouvelles technologies, nous serons capables de créer de la valeur et d’inventer de nouveaux services, ainsi que de nouveaux métiers.
1 Le jeu de go est le plus ancien jeu de stratégie combinatoire abstrait connu à ce jour. Il a probablement été créé en Chine, entre 700 et 400 av. J.-C. Il oppose deux adversaires qui placent des pierres sur les intersections d’un tablier quadrillé. Le but consiste à contrôler le plan de jeu en y construisant des territoires, le gagnant étant celui qui en a totalisé le plus.