Peut-on échapper aux injonctions néolibérales de rendement, de vitesse et de performance de soi ? Un projet de recherche combinant danse et poésie explore les outils de la confusion, de l’indétermination et du repos.
TEXTE | Matthieu Ruf
Qui n’a pas déjà eu le sentiment que faire une pause constituait un acte transgressif, voire répréhensible ? Quel que soit le domaine d’activité, nombreuses sont les personnes se sentant forcées de répondre à un flot continu de sollicitations. Elles ne peuvent y échapper qu’au moyen d’une rupture, parfois violente, avec leur milieu privé ou professionnel – en éteignant leur téléphone, en démissionnant ou en partant en burn-out. « Le rythme actuel de nos vies n’a jamais été adapté aux êtres humains : c’est un rythme machinique alimenté par le capital et par son appel à créer toujours plus de richesse, par n’importe quel moyen nécessaire », écrivait Tricia Hersey en mars 2020 sur son site. Cette performeuse et écrivaine est la fondatrice de l’organisation étatsunienne Le Ministère de la sieste, dont la devise est « Rest is Resistance » (soit « se reposer, c’est résister »). Elle voyait dans l’arrêt forcé par la pandémie de Covid-19 une opportunité unique de commencer enfin à cultiver collectivement « le silence et le repos ».
Cinq ans plus tard, l’opportunité semble enterrée et l’injonction à la performance et à la productivité intacte. Le milieu et les pratiques artistiques n’y échappent pas : dans le domaine des arts vivants, produire de nouvelles pièces, si possible à succès, et donc se vendre en permanence, représente une nécessité pour obtenir des financements. « C’est 70% du temps qui est consacré à créer les conditions, surtout économiques, pour que le travail soit possible », relate Alix Eynaudi, qui a bien connu cette situation pendant plusieurs années en tant que danseuse et chorégraphe. Depuis 2023, elle dirige le projet Institute of Rest(s) à La Manufacture – Haute école des arts de la scène – HES-SO. Avec un sous-titre en forme de question : comment perturber la productivité à travers la danse et ses espaces de communauté ?

Comment se désengager des cycles d’épuisement
Ce projet, qui a mobilisé entre autres des danseur∙euses, une philosophe ou encore un médecin, représente l’évolution de réflexions que l’artiste, formée à la danse classique et contemporaine à Paris et à Bruxelles, développe depuis de nombreuses années. En 2011 déjà, Alix Eynaudi créait Exit, « une pièce dans laquelle j’endormais le public ». C’était la première exploration d’un « calme qui habite » et de l’influence que les moyens scéniques peuvent avoir sur les perceptions sensorielles des spectateur∙trices. Mais de quoi, ou contre quoi, s’agit-il de se reposer ? Comment se désengager de tout ce qui, dans nos vies, nos relations et notre travail, « continue de réinstaurer des cycles de violence, d’oppression et d’épuisement » ?
À cette question de recherche, Institute of Rest(s), qui se poursuit en 2025, a donné des réponses sous des formes différentes : ateliers, « salons d’(im)mobilité », performances. Les premiers, intitulés restshops, Alix Eynaudi les a menés auprès d’étudiant∙es en danse de La Manufacture, mais aussi d’autres écoles et institutions à Marseille, Vienne, Bruxelles, Bologne ou Berlin. Leur contenu était notamment basé sur des rôles tournants et parfois simultanés : bouger, yeux fermés, pendant que l’autre regarde ; décrire une danse, la danser pour l’autre, puis danser celle de l’autre ; lire à haute voix l’un des livres mis à disposition, pendant que d’autres se reposent, écrivent, touchent un partenaire pour « glisser sous la peau » les mots en train d’être lus. L’idée ? Créer la confusion, l’indétermination, le décentrement : ne pas établir des relations entre les différentes activités, ne pas policer ce qui est en train d’arriver, et sortir de la « performance de soi ». « Notre travail chorégraphique était d’exprimer des choses, mais pas son “moi”, explique Alix Eynaudi. Notre intériorité est constamment partagée, que ce soit avec des bactéries, des sensations ou des mots ! »
Les mots, via l’écriture ou la lecture, jouent un rôle central dans toutes les manifestations de ce projet, dont l’un des piliers est la poésie. La poésie, selon Alix Eynaudi, est un outil susceptible de flouter les frontières, de troubler les catégories et de déjouer la « tyrannie de faire sens ». C’est une sorte d’« élastique ». Un réflexe, que l’on pourrait dire moteur, au double sens de mouvement et d’appareil, qui ébranle la machine à efficacité et à rendement rapide de notre époque. Pour l’artiste, « la poésie a cette capacité de créer plusieurs sens en même temps », rendant de fait impossible de tirer des conclusions hâtives, de plaquer sur le réel des déterminations que la langue – phénomène social et donc empreint des mêmes injonctions néolibérales que le travail – produit « à travers nous ».
Un spectacle comme espace de repos
C’est ainsi une bibliothèque qui occupait une place centrale dans Insomnia, performance proposée par Alix Eynaudi et deux autres artistes, Cécile Tonizzo et Myriam Lefkowitz, lors du far° festival des arts vivants à Nyon en août 2024. L’expérience comprenait certes des moments de spectacle de danse, mais combinés avec d’autres éléments : lecture à haute voix, discussion entre le public et Geoffroy Solelhac, chef de clinique au Centre d’investigation et de recherche sur le sommeil du Centre hospitalier universitaire vaudois… Et surtout avec une atmosphère et un décor soigneusement « sculptés » pour induire un certain type d’attention « plus évaporée (que dans un cadre théâtral traditionnel, ndlr), qui ne provoque pas un état d’admiration », toujours selon les mots d’Alix Eynaudi.
« On pouvait arriver un peu avant, relate Anne-Christine Liske, directrice du far° : il y avait des matelas, des coussins, un environnement confortable, et les artistes qui accueillaient. Certaines personnes s’endormaient, ce qui entrait tout à fait dans la démarche du spectacle. Les lectures, autour de la thématique de la productivité, participaient d’une expérience sensorielle, comme si cela nous berçait. » Les arts vivants comme espace de repos ? « Je ne dis pas que toutes les propositions artistiques doivent le faire, poursuit Anne-Christine Liske. Mais cela me paraît important et bienvenu que certaines prennent soin d’accueillir le public pour qu’il se sente bien, puisse vivre le temps de la représentation et le lien avec les artistes en lâchant le reste, en sortant d’une vie remplie d’activités. » Insomnia n’est pas sans rapport avec les représentations associées au programme Relax, que pratiquent plusieurs théâtres en Suisse romande et pendant lesquelles les spectateur∙trices, en situation de handicap notamment, peuvent bouger, exprimer leurs émotions, entrer et sortir s’ils le souhaitent.
Ruser avec la langue et ses significations, déplacer l’attention, bousculer les hiérarchies, emprunter les mots et les mouvements d’autrui : formes et contenus se conjuguent dans ce projet de recherche pour explorer d’autres possibilités, « nous aider à ne pas retomber dans une manière de fonctionner qui ne nous appartient pas », résume Alix Eynaudi. Chez elle, on sent une forme de vigilance, basée sur la conscience que, même lorsque nous pensons nous reposer, la logique de rendement peut s’insinuer dans nos façons et nos motivations de le faire. Institute of Rest(s), pour cette artiste-chercheuse, c’est en somme « se reposer avec des livres, avec des mots, de toutes ces injonctions permanentes de soutenir ce style de vie à tout prix, de produire du nouveau, de remplir un prétendu vide qui est inventé ».