HEMISPHERES 26 Des orchestres liberes de chef teaser

Des orchestres libérés de chef

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Certaines formations musicales osent se produire sans maestro au pupitre. Cette formule, jugée plus participative et démocratique, signifierait-elle la fin de la figure de chef d’orchestre ? Les musicien·nes semblent divisés sur la question.

TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger

Le monde de la musique en aurait-il fini d’être mené à la baguette ? C’est en tout cas ce que pourrait laisser à penser le nombre toujours plus important de propositions orchestrales qui se présentent sans chef·fe d’orchestre devant leurs spectatrices et spectateurs. Le maestro serait-il descendu de son piédestal ? « Il y aura toujours des orchestres avec chef·fe », assure Patrick Lehmann, responsable du département des instruments de l’orchestre à la Haute école de musique de Genève – HEM-Genève – HES-SO. « C’est une autre façon de travailler, mais l’une ne remplace pas l’autre. »

La HEM-Genève dispose depuis deux ans, en plus de son orchestre traditionnel dirigé par un chef, d’une seconde formation baptisée « Hémisphères » qui fonctionne sans chef·fe. Pour Patrick Lehmann, il s’agit là d’un outil pour « apprendre aux musicien·nes à se responsabiliser et à devenir plus participatifs ». Plus que des qualités particulières, ce nouvel apprentissage permet surtout une attitude différente : « Lorsqu’ils jouent sans chef·fe, les instrumentistes se sentent plus concernés. Chacun doit se prendre en main, il n’y a plus quelqu’un sur qui s’appuyer et qui se charge de donner les départs, les impulsions, les tempos. »

La formule n’est d’ailleurs pas qu’à visée pédagogique. « C’est aussi une réalité du métier, précise l’enseignant. Il y a des projets qui peuvent se faire sans chef·fe et un musicien·ne bien formé doit avoir les capacités de jouer dans toutes sortes de configurations – et ce, même si tous n’auront pas envie de participer à de telles expériences. Celles et ceux qui les apprécient se sentent souvent plus impliqués et plus investis dans un travail collectif. »

Une figure devenue nécessaire avec la complexification de la musique

Si les ensembles sans chef·fe semblent aujourd’hui tendance, ce nouveau modèle n’en est pas vraiment un. « Il a toujours existé, notamment à l’époque baroque, où les orchestres étaient souvent dirigés par le clavecin ou le premier violon, indique Patrick Lehmann. Certes, Ludwig Van Beethoven (1770-1827) dirigeait ses orchestres, mais avant lui, ce n’était pas la norme. Le phénomène du chef·fe s’avère finalement assez récent. »

La figure de chef·fe d’orchestre s’est en effet imposée dans l’histoire de la musique au cours de son évolution. « Elle est devenue nécessaire avec la complexité de la musique. C’est principalement une question de répertoire, souligne le spécialiste. Pour une symphonie de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), on peut s’en passer. Mais certaines œuvres nécessitent d’être dirigées. Si vous jouez un opéra, c’est impossible autrement. »

« Le besoin de disposer d’un chef·fe se fait également ressentir en fonction de l’effectif des musicien·nes », formule à son tour Ricardo Castro, pianiste et responsable du département des instruments à clavier de la HEM-Genève. Patrick Lehmann le rejoint sur ce point. Ce qui est possible avec un petit ensemble à cordes, voire aussi avec quelques vents en plus, ne l’est plus forcément avec une formation plus imposante : « Face aux partitions, il y a des choix artistiques à faire, une direction à prendre. Or, avec un grand orchestre, on ne peut pas discuter de tout, ça prendrait trop de temps. Il y va de l’efficacité et de la rapidité dans le travail. »

Un choix aussi économique

Pour Ricardo Castro, si le rôle de chef·fe d’orchestre est devenu largement incontournable, c’est aussi « en raison du marché, soit du fait que l’on demande aux musicien·nes de produire des morceaux très complexes sans leur donner pour autant suffisamment de temps pour la préparation. Avec trois répétitions avant le concert, personne ne peut connaître profondément un morceau ! »

Ce soliste, qui tient parfois aussi lui-même la baguette en tant que chef d’orchestre, en est d’ailleurs convaincu : avec plus de temps accordé aux instrumentistes en amont, de nombreux concerts pourraient se passer de chef·fe. « Le fait que l’orchestre Dissonances 1Les Dissonances est un orchestre de musique classique sans chef créé en 2004 par le violoniste David Grimal. En résidence à l’Opéra de Dijon depuis 2008, il rassemble des musicien·nes européens issus des plus grandes scènes pour expérimenter d’autres manières de jouer ensemble. Il souhaite notamment libérer le geste artistique et permettre à chacun d’apporter sa pierre à l’édifice musical. puisse jouer Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky (1882-1971) sans chef en est la preuve absolue. » Aux yeux de son collègue Patrick Lehmann, cet ensemble capable de jouer sans chef des œuvres compliquées ferait cependant figure d’exception : « Il s’agit là d’un travail spécifique, d’un vrai parti pris. » Soit d’un ensemble qui se donne les moyens de sa singularité.

HEMISPHERES 26 Des orchestres liberes de chef
Le 26 novembre 2023, l’Orchestre national de Corée a présenté le concert « L’Origine de l’orchestre » au Théâtre Haneul à Séoul. Il a exploré de nouvelles perspectives sur la musique traditionnelle coréenne sous l’égide du robot chef d’orchestre EveR 6. | © National Theater of Korea / AFP

Appréciation mitigée du côté des musicien·nes

Du côté des musicien·nes, l’appréciation de la formule sans chef·fe est mitigée. Si certain·es en font l’éloge et la jugent plus participative – et donc démocratique –, d’autres lui préfèrent l’autorité d’une vision unique, à l’instar du claveciniste argentin Leonardo García Alarcón. Ce dernier, habitué également à diriger des orchestres, défend ainsi le rôle du maestro : « Le chef·fe a une force rhétorique et émotionnelle. C’est cela qui réunit le groupe, à l’image de la figure de l’entraîneuse ou de l’entraîneur dans le sport. » Et de préciser : « Le chef·fe existe pour réfléchir à la direction à donner à l’ensemble. Afin d’anticiper, de varier, de faire des cassures, de proposer des univers nouveaux et aussi de provoquer l’inattendu – ce qui serait d’ailleurs très difficile depuis l’intérieur de l’ensemble. »

Sergey Ostrovsky est violoniste, professeur de violon à la HEM-Genève et également chef d’orchestre. D’après son expérience – toujours au poste de premier violon prenant le lead –, la formule sans chef·fe présente des avantages comme des inconvénients. « Certes, les musicien·nes ont une meilleure écoute, ils sont plus dynamiques et plus engagés rythmiquement, concède-t-il. L’exercice a cependant ses limites. » Il se souvient plus précisément d’une prestation donnée sur la Troisième Suite orchestrale de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : « Si j’avais été chef, j’aurais pu faire beaucoup plus au niveau conceptuel et musical. Sans maestro au pupitre, il manque parfois une construction claire, un équilibre porté par une vision globale plus difficile à transmettre depuis le violon. » De son côté, Patrick Lehmann soulève les risques de concerts sans maestro, jugés « beaucoup plus périlleux. Car un chef·fe est aussi là pour récupérer rapidement des situations délicates. Il n’y a pas cette bouée de sauvetage en son absence. »

Quant au pianiste Ricardo Castro, il ne cache pas son enthousiasme : « Le résultat artistique n’est peut-être jamais aussi intéressant que lorsqu’on enlève la figure du chef, exprime-t-il. Quand on demande aux musicien·nes de reprendre leurs responsabilités, il se joue comme une sorte de résurrection de leurs capacités et qualités individuelles. » Lui-même, en tant que chef d’orchestre, aime à s’échapper de temps à autre en coulisses, pour laisser les instrumentistes prendre en charge un morceau. Parfois, il se met juste dans la position du pianiste qui fait des propositions artistiques. La figure du chef avec une baguette disparaît, mais celle du partenaire musical est toujours bien présente. « Un chef·fe d’orchestre ne se situe de toute façon jamais dans une hiérarchie vaticaniste, rappelle Leonardo García Alarcón. Il n’est en réalité qu’un médium, qui a un devoir d’humilité tant envers les musicien·nes qu’envers les compositrices et compositeurs. »