Les scénarios imaginaires de développement urbain servent à faire émerger un récit commun autour d’un quartier ou d’une zone en friche. Des chercheurs genevois ont utilisé cette méthode qui conjugue tous les temps.

TEXTE | Alexandre Lecoultre

«Le bouche-à-oreille et la presse relaient une mauvaise image du nouveau quartier. De manière surprenante, les nouveaux logements peinent à trouver preneurs.» Ou plutôt: «Les logements ont permis d’accueillir une forte proportion de familles et de personnes âgées. Les immeubles sont encore entourés de chantiers qui rendent l’accès difficile.» Quelle histoire choisir? Et surtout quel récit développer pour que l’une se réalise et l’autre pas? On se trouve ici face à deux scénarios imaginaires distincts de développement territorial. Ils permettent de se projeter dans le futur, ici et maintenant, pour mieux réfléchir aux enjeux et aux choix que l’on fait aujourd’hui en matière d’espace. Pour se demander ce qu’il adviendrait «si»…

L’utilisation de scénarios et de récits imaginaires dans des projets de développement territorial est une démarche définie par la géographe française Chloë Vidal comme «une philosophie de l’action collective s’efforçant de répondre à la nécessité politique de ‹conjuguer› les temps (passé, présent, futur) et d’offrir une représentation cohérente de l’avenir» dans sa thèse intitulée La Prospective territoriale dans tous ses états. Rationalités, savoirs et pratiques de la prospective (1957-2014). Dans cette perspective, de nombreuses dimensions sont prises en compte comme le logement, l’environnement ou la mobilité. À cela s’ajoute l’idée de faire dialoguer sur toute la durée d’un projet la multiplicité des actrices et des acteurs, à commencer par les futurs usagères et usagers, en plus des professionnel·les du bâti.

Aborder des problématiques conflictuelles

CITÉ, le centre interdisciplinaire de la HES-SO Genève pour la transition des villes et territoires, a utilisé la méthode des scénarios et récits prospectifs pour la première fois dans le cadre d’ateliers menés dans le quartier genevois Praille-Acacias-Vernets (PAV1Le PAV désigne un vaste projet de densification et d’aménagement urbain situé sur le territoire des communes de Genève, Lancy et Carouge. Lancé au début des années 2000, il s’inscrit dans un secteur industriel connecté au réseau de transport public, à la fois proche du centre urbain et de la campagne. Ce futur quartier pourrait héberger 11’000 logements et autant d’emplois.). Dans ce cas précis, les scénarios ont été utilisés comme une situation de départ pour aborder des problématiques sous-jacentes ou trop conflictuelles. Il s’est agi de mettre en discussion des parties diverses pour faire émerger des choses qui donneront lieu, idéalement, à un récit commun. Raphaël Pieroni, adjoint scientifique à CITÉ, précise en quoi le scénario se distingue du récit: le premier est l’équivalent d’un canevas qui donne une direction. Le scénario n’est pas forcément vraisemblable. D’ailleurs, on peut très bien ne pas y croire. C’est en quelque sorte un outil qui ouvre le champ des possibles. Le récit est quant à lui un discours qui doit produire une fiction vraisemblable, afin que les personnes puissent se l’approprier, se projeter et peut-être s’engager dans les transformations du territoire.

Le projet Quinta Monroy dans la ville d’Iquique au Chili est considéré comme un concept révolutionnaire de logement social. Conçu en 2004, il a fourni des demimaisons bon marché, que les résidents ont ensuite pu achever en fonction de leurs moyens et envies. | © CRISTOBAL PALMA

Simon Gaberell, professeur à la Haute école de travail social (HETS – Genève) – HES-SO et responsable de CITÉ, ainsi que Carla Jaboyedoff, collaboratrice scientifique à CITÉ, ont commencé par mener des entretiens auprès des différents services étatiques pour comprendre la multiplicité des enjeux. Sur cette base, ils ont identifié les thématiques transversales et écrit les scénarios, puis les ont présentés lors d’ateliers. C’est lors d’un de ces échanges qu’un groupe a mis le doigt sur le noeud du problème: il leur manquait un cadre qui raconte le futur de ce quartier au-delà des chiffres et des délais. À partir de là, a émergé le besoin d’un récit fédérateur. Selon Raphaël Pieroni, «celui-ci doit permettre de donner une direction et faire en sorte que tout le monde puisse y contribuer en fonction de ses contraintes et de ses compétences».

Le délicat passage de la mise en oeuvre

«Des espaces de jeux insolites ont ainsi vu le jour, permettant la création de fresques urbaines, d’un espace d’installations artistiques, d’un skatepark ou encore d’une buvette.» Ou plutôt: «Le projet a su prévoir l’augmentation de la précarité climatique en construisant un lot d’habitations d’urgence basé sur un modèle d’autogestion.» Au-delà du choix d’une version, le passage le plus délicat reste celui de sa mise en place effective. «Elle doit correspondre à une certaine stratégie politique sur le moyen ou le long terme, souligne Raphaël Pieroni. Les passages de l’imaginaire aux effets concrets sur le monde, ou la matérialité du monde, nécessitent que tous les chaînons administratifs, politiques et publics soient au même diapason.» Une fois cette étape franchie, le récit peut prendre des formes variées selon les contextes, les objectifs ou le public cible, voire combiner plusieurs formes : texte, photographie, image de synthèse, schéma, etc.

Quelle que soit la forme choisie, on s’interroge au final sur la manière dont s’adaptent ces récits, puisque les horizons temporels sont de l’ordre de plusieurs années, voire décennies. Ce qui servait de valeurs repères ou de points d’appui se révélera peut-être plus mouvant qu’on ne le pensait, des événements à plus large échelle peuvent bouleverser les moyens à disposition ou les priorités, les affects qui ont animé les personnes participant au projet évoluent – quand ce n’est pas les personnes elles-mêmes. Constituer un récit commun ne revient pas uniquement à faire en sorte que l’on tende vers lui, mais aussi à se demander comment ce récit est, ou sera, en mesure de s’adapter à nous, à elles, à eux, à – justement – ce qui n’est pas encore advenu.

Qu’adviendrait-il par exemple «si» nous imaginions un scénario qui, contrairement aux deux précédents, n’était pas issu du travail de l’équipe de CITÉ? «Malgré les prévisions politiques et les apports de la technologie, l’ensemble des infrastructures est devenu caduc en raison de la crise climatique. Les changements profonds dans la structure de la population ont bouleversé la manière de vivre ensemble dans le quartier où, d’ailleurs, on ne vit plus véritablement. Car c’est ici le point qui a été négligé, disent ceux qui habitent encore ces lieux: leurs ancêtres ont oublié de se demander ce que ‹vivre› signifiait.» Heureusement, ce récit n’a pas encore eu lieu. Pourrait-il avoir lieu, n’aura-t-il pas lieu?


Genève 2050

Pas d’inquiétude: en 2050, Genève n’aura pas été transformée en prison à sécurité maximale où le Conseil d’État serait retenu en otage avec des documents secrets sur la production d’électricité, dans l’attente que le lieutenant Snake Plissken vienne le sauver. Cette variante du scénario de New York 1997 (John Carpenter, 1981) diverge de celui imaginé par Isis Fahmy et Benoît Renaudin, respectivement chercheur·es à La Manufacture – Haute école des arts de la scène à Lausanne et à la Haute école d’art et de design (HEAD – Genève) – HES-SO. Dans leurs pensées sont nées des cabines pour changer de points de vue, pour expérimenter dans son corps le climat du futur. À mi-chemin entre la machine à avancer dans le temps et l’attraction de fête foraine, bienvenue au Grand Geneva Futura Park.

Les deux artistes ont répondu à un appel à projets de CITÉ, le centre interdisciplinaire de la HES-SO Genève, qui portait sur les enjeux climatiques avec un accent placé sur les récits prospectifs. L’idée est rapidement venue au binôme de se concentrer sur les sensations. «Nous souhaitons proposer une attraction qui va toucher la chair des personnes», explique Benoît Renaudin. Pour se projeter dans le futur et concevoir les cabines sur la base de données scientifiques, ils collaborent avec la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA) – HES-SO et divers partenaires.

«Notre travail consiste à tamiser l’ensemble des idées», ajoute Isis Fahmy. Pour l’instant, chacune des quatre partenaires développe une thématique: l’association actif-trafiC travaille sur la mobilité douce et l’arborisation, La Maison de la Rivière à Tolochenaz se penche sur l’eau, la Coopérative de l’habitat associatif (Codha) à Genève se concentre sur le logement et la HEAD sur l’architecture d’intérieur et le media design. Isis Fahmy souligne qu’il ne s’agit pas juste de vulgarisation scientifique. Les artistes écrivent des scénarios contrastés «afin que l’expérience soit cohérente entre le faire, le geste et la forme».

La première cabine-prototype a été réalisée en collaboration avec des étudiant·es de la HEAD. Le résultat, intitulé Collection 2050, propose d’essayer les vêtements du futur. L’air est devenu irrespirable? On saisit ce masque purificateur d’eau qui permet de respirer et de boire en même temps. Les risques naturels sont devenus quotidiens à l’échelle locale? On achète la tenue gonflante qui sert d’airbag en cas de chute et de flotteur lors d’une inondation. Et que dire des températures qui jouent au yoyo? On enfile cette combinaison aux multiples poches remplies d’un liquide qui stabilise sa température. Grâce à la réalité augmentée, les vêtements pourront être essayés: costumes 3D, système de reconnaissance des mouvements, écran-miroir LCD, etc. Ici, les vêtements du futur seront technologiques ou ne seront pas.