L’artiste Luzia Hürzeler s’intéresse à la façon dont les animaux perçoivent les choses. Pour cela, elle n’hésite pas à les confronter à des œuvres d’art ou à reconstituer leurs trajectoires de vie.

Texte | Yseult Théraulaz

Lion, cygne, truite et loup constituent une bonne partie du bestiaire artistique de Luzia Hürzeler. Est-ce un amour immodéré pour les bêtes qui la pousse à les représenter sous différentes formes? «Non, pas vraiment, explique l’artiste d’origine soleuroise, qui enseigne et mène des projets de recherche à l’École de design et haute école d’art du Valais à Sierre – ÉDHÉA – HES-SO. J’aime les animaux. Mais ce qui m’intéresse, c’est leur façon de percevoir les choses. Elle est clairement différente de la nôtre.»

Le premier travail sur les bêtes de la quadragénaire, diplômée de la Haute école d’art et de design HEAD – Genève – HES-SO, remonte à 2006, lorsqu’elle réalise une sculpture de son buste en nourriture pour chat. Elle la soumettra ensuite à sa chatte Mira pour sa vidéo

Autoportrait pour chats. «Je voulais la confronter à mon portrait et observer sa réaction. J’aime questionner les évidences.» Désormais, Mira est naturalisée en train de dormir. Elle s’est retrouvée au centre d’une vitrine intitulée Ne réveillez pas le chat qui dort, présentée pour la première fois à Art Basel en 2016.

Questionner les évidences? Cette démarche se trouve à nouveau au cœur du travail de Luzia Hürzeler lorsqu’elle filme un lion de cirque confronté à la version empaillée de son grand-père pour la vidéo Il nonno. C’était lors de son séjour italien à l’Institut suisse de Rome en 2009.


«J’aime questionner les évidences» // www.revuehemispheres.com
Luzia Hürzeler © François Wavre | lundi13

Bio express

13 février 1976 Naissance à Soleure
1998 Départ pour les Beaux-Arts à Genève
2002 Master en arts plastiques à la Slade School of Fine Art à Londres
De 2007 à 2009 Institut suisse de Rome
De 2010 à 2012 Atelier à L’Usine du Fonds muni­cipal d’art contemporain de Genève
De 2012 à 2016 Doctorante dans un projet FNS à la Haute école des arts et à l’Université de Berne
(thèse en 2017)
De 2017 à 2019 Dirige le projet HES-SO Qui a vu le loup? Genèse et déconstruction d’une représentation
2019 Exposition de l’installation En dernier lieu à la Ferme-Asile à Sion


La représentation du loup en Valais

Sa dernière exposition – réalisée à la suite du projet de recherche Qui a vu le loup? – s’est intéressée à la représentation du loup en liberté en Valais. Avec son équipe, l’artiste s’est plongée dans l’histoire de huit loups tués dans ce canton, puis naturalisés, entre 1998 et aujourd’hui. Coupures de journaux, photos, coordonnées GPS des lieux où les bêtes ont été abattues (ou retrouvées mortes), entretiens avec quatre spécialistes de la question: Luzia Hürzeler a tout compilé. «Comment la société produit-elle des représentations d’un animal que presque personne n’a vu? J’ai voulu me faire ma propre idée. J’ai commencé par aller voir les loups naturalisés. Je voulais partir de quelque chose de concret.»

Jusqu’au-boutiste, Luzia Hürzeler décide de se rendre ensuite sur les lieux où les canidés sont morts et de «refaire la scène» à sa façon. Elle place son appareil photo là où devait se trouver le tireur. Elle imagine la trajectoire de la balle. Ce travail minutieux et éreintant – il a fallu marcher plusieurs heures pour rejoindre certains lieux – a donné vie à l’installation En dernier lieu, présentée début 2019 dans le cadre de l’exposition Des animaux à la Ferme à la Ferme-Asile de Sion. Huit vitrines, avec d’un côté la photo du loup naturalisé, et de l’autre l’image prise depuis le lieu de la mise à mort. Le tout complété par quatre entretiens vidéo réalisés avec des spécialistes suisses de l’animal, rencontrés lors des recherches.

Ce travail sur le loup ne représente pas une première pour Luzia Hürzeler: l’animal avait déjà été au centre de son œuvre entre 2012 et 2016, dans le cadre d’un projet de recherche du Fonds national suisse à la Haute école des arts et à l’Université de Berne. Intitulé How to sleep among wolves, il a permis à l’artiste de se glisser de temps à autre dans l’enclos des loups, lors d’un stage de deux semaines au zoo de Zurich. Elle a alors suivi les soigneurs pour comprendre le travail qu’ils accomplissent quotidiennement afin que le visiteur, qui ne voit les bêtes qu’à travers certaines ouvertures, puisse profiter d’un tableau idéal sur cette fausse nature sauvage.
Durant ce projet, Luzia Hürzeler essuie le seul refus de sa carrière artistique: «Je voulais déposer une sculpture de moi endormie au milieu de l’enclos et filmer la réaction des loups. Malheureusement, je n’ai pas reçu l’autorisation.» Excuse avancée par les responsables du zoo: la sculpture ferait tache dans un si beau tableau. Un paradoxe, selon l’artiste. «On cherche à montrer des loups, pourtant en captivité, mais dans un paysage sauvage sans trace humaine, créé de toute pièce par l’homme. étonnant, non?» Mais peu importe, Luzia Hürzeler continue ses travaux artistiques. Les animaux ne constituent par ailleurs pas son unique centre d’intérêt.

Recomposition de clichés familiaux

En 2014, sa curiosité l’a ainsi poussée à s’intéresser à un sujet différent: une photographie d’elle-même et de sa sœur, prise en 1984. «Mon père avait comme obsession de photographier ses filles. La composition de l’image était très importante pour lui. Je suis tombée sur une diapositive de ma sœur et moi prise au bord d’un ruisseau. Sur ce cliché, nous portons les mêmes habits. Je n’ai que huit ans et ma sœur en a onze de plus, elle fait le double de ma taille.» Intriguée par ce portrait original, Luzia Hürzeler questionne son père sur le lieu et sur son intention lors de la prise de vue. Père et filles retournent au bord du ruisseau et l’artiste décide de reprendre le cliché trente ans plus tard. «J’ai tout refait à l’identique: les habits, les boucles d’oreilles, la composition. Ma sœur a également joué le jeu et j’ai demandé à mon père de prendre la photo.» En résulte l’installation 30 ans, où l’on voit le premier cliché accompagné de la voix off de son père, qui explique son intention. Les deux clichés se superposent ensuite, avant que le nouveau ne remplace l’ancien.

«J’aime changer de contexte, aller là où je ne suis pas forcément dans ma zone de confort», confie Luzia Hürzeler, qui, durant sa vingtaine, a quitté sa ville natale soleuroise pour la grande Genève. L’artiste a également vécu à Londres et à Rome: ces séjours lui ont ouvert de nouveaux horizons artistiques et lui ont permis de s’exprimer parfaitement en français, en plus de maîtriser l’anglais et l’italien. «J’ai eu la chance de tomber sur des personnes qui m’ont énormément apporté et ont cru en moi.» Une chance qui la poussera à matérialiser encore ses idées originales et, pourquoi pas, à compléter son bestiaire artistique. En attendant la publication de Quand on parle du loup. Sur les traces d’un invisible, qui paraîtra chez art&fiction en lien avec son travail de recherche.