HEMISPHERES 26 J aime trouver des facons de rendre visible l invisible teaser

« J’aime trouver des façons de rendre visible l’invisible »

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Ce qui intéresse Nayansaku Mufwankolo, historienx 1Pour les mots déclinés selon l’identité de genre, cet article suit les recommandations du mémorandum d’écriture inclusive de la HEAD, qui vise à rendre visibles aussi bien les femmes et les hommes que les personnes non binaires (qui ne s’identifient à aucun genre
ou pas à un seul genre), visibilisées par la lettre x.
d’art et spécialiste en études culturelles, c’est de révéler comment certaines fictions se créent et comment on peut casser les processus de répétition en visibilisant la façon dont elles perpétuent des inégalités.

TEXTE | Nic Ulmi

« Éradiquer les discriminations structurelles. » C’est ainsi que Nayansaku Mufwankolo, déléguex à l’inclusivité à la Haute école d’art et de design – Genève – HEAD – HES-SO, résume le sens de son travail. Peu visibles si on ne les subit pas, « les atteintes liées à la race sociale 2L’expression « race sociale » découle du constat que la subdivision de l’humanité en races ne correspond pas à une réalité scientifique selon la biologie actuelle, mais que la race existe en revanche en tant que construction sociale. Elle est inscrite dans des croyances et des pratiques, avec des effets en termes d’inégalités et de discriminations., à l’identité de genre, à l’orientation sexuelle, à la classe sociale ou à la diversité physique et neuro­logique sont des violences qui affectent les personnes concernées dans leur vécu quotidien ». En 2021, la haute école a apporté une réponse novatrice à ces problématiques en créant ce poste, attribué à cetx historienx d’art spécialiste en études culturelles.

Dans sa série de collages réalisés en 2019, l’artiste néerlandaise Bonnita Postma utilise des photographies de personnes anonymes de différentes époques. En combinant des parties grossièrement découpées de ces images, elle crée des portraits universels où l’identité de genre ou racisée ne joue aucun rôle. Selon elle, ce processus invite à considérer chaque personne indépendamment de son genre, de sa couleur ou de ses croyances.

Comment la HEAD en est-elle venue à se doter d’unx déléguéx à l’inclusivité ?

En 2020, l’assassinat de George Floyd a été suivi par une vague de solidarité sur les réseaux sociaux, visible à travers le hashtag #BlackoutTuesday. Lancé dans le milieu de l’industrie musicale pour dénoncer les violences policières meurtrières aux États-Unis, il a été jugé contre-productif. La multiplication de posts Instagram, où les hashtags #BlackLivesMatter et #BLM côtoyaient #BlackoutTuesday, noyait en effet l’échange d’informations en ligne entre les activistes. Dans ce contexte, une lettre ouverte a été rédigée, émanant du corps estudiantin et signée par des personnes de tous les corps institutionnels de la HEAD. Elle demandait que l’école ne se borne pas à une alliance performative, consistant à mettre en scène un anti­racisme pour paraître éthique sans faire de changements concrets pour combattre les discriminations systémiques.

En réponse, une commission mixte a été formée, qui a conduit à la création du groupe de pilotage HEAD inclusive. À ce moment-là, je venais de commencer en tant qu’assistantx pour un Master en arts visuels, et on m’a proposé de rejoindre ce groupe. C’étaient les premiers pas vers une politique d’inclusivité, où l’institution s’engageait à penser et à nommer son propre rôle dans la perpétuation des rapports de pouvoir, ainsi qu’à lutter contre toutes formes d’intolérance et d’inégalité. Une des mesures a été la création de ce poste, celui d’une personne chargée de mettre en œuvre des actions concrètes visant à lutter contre les discriminations.

Peu avant, vous aviez publié le poème Fictitious Fictions, évoquant les narrations qui participent au maintien des structures de pouvoir…

Je m’intéresse à ces récits qui, à force d’être répétés, sont intériorisés et dont on ne perçoit plus le caractère fictif. Par exemple, on a appris à l’école que « Christophe Colomb a découvert l’Amérique ». Ceci est une fiction, un élément discursif qui participe au maintien des structures de domination, car il sous-entend qu’avant l’arrivée de Colomb, il n’y avait rien. Ce récit étant « naturalisé » par sa répétition, on ne questionne pas le point de vue duquel il est émis. Surtout, on ne se demande pas quelles personnes il invisibilise et dépossède, et qui en bénéficie. Ce qui m’intéresse, c’est de révéler comment ces fictions se créent et comment on peut casser le processus de répétition en visibilisant la façon dont elles perpétuent des inégalités.

HEMISPHERES 26 J aime trouver des facons de rendre visible l invisible N Mufwankolo
Déléguex à l’inclusivité à la HEAD, Nayansaku Mufwankolo explique que les cultural studies lui ont permis de mettre des mots sur certaines de ses intuitions car elles abordent l’Histoire hégémonique à partir des perspectives des personnes invisibilisées. | © Nicolas Schopfer

Je suis arrivéx à ces questionnements de manière progressive. J’ai toujours été sensible aux injustices. Enfant, je cherchais à comprendre pourquoi je n’avais pas de camarades en situation de handicap « visible » à l’école, pourquoi on riait des homosexuel·les·x, pourquoi je devais en faire cinq fois plus que les autres à cause de ma couleur de peau. J’ai été profondément marquéx, en conscientisant les stéréotypes et biais systémiques que j’avais moi-même intériorisés, naturalisés et reproduits. Je suis ensuite entréx à l’Université de Lausanne où j’ai été diplôméx en histoire de l’art et anglais, avec une spécialisation dans le champ des cultural studies. Ce moment décisif m’a permis de mettre des mots sur des sensations et des intuitions que j’avais et que je ne pouvais pas nommer. On ne se situait plus dans l’Histoire hégémonique, mais dans la pluralité d’histoires des personnes que l’Histoire n’entend pas et invisibilise, et qui se racontent à partir d’autres perspectives.

Que faites-vous en tant que déléguex à l’inclusivité ?

J’aime envisager ce poste comme un réseau veineux qui irrigue toutes les strates de la HEAD. Mon travail consiste à accueillir des personnes ayant vécu des discriminations, à mettre en place des aménagements pour les étudiant·es·x qui ont des besoins spécifiques, à coordonner des formations de sensibilisation pour les équipes, à améliorer l’accessibilité des bâtiments du campus, à travailler sur des projets en collaboration avec des institutions externes, à constituer, avec une collègue, un mémo en santé mentale, ou à lancer des projets qui finalement impactent toute la HES-SO Genève.

L’an dernier, j’ai entrepris une démarche pour que les cartes d’étudiant·es·x ne mentionnent plus le genre : une information non nécessaire, mais qui peut affecter les personnes ne se reconnaissant pas dans la binarité de genre et/ou en transition. Depuis cette année, grâce à un travail d’équipe, cette mention est supprimée dans les six écoles de la HES-SO Genève… Et comme je suis également maîtrex d’enseignement, je donne des séminaires d’introduction à la théorie critique et aux études culturelles. Je fais aussi le suivi de mémoires de Bachelor et de Master pour des sujets touchant à mes domaines d’expertise.

Y a-t-il un consensus autour de la nécessité de tout ceci au sein de l’école, ou rencontrez-vous des réticences ?

De manière générale, l’accueil est bon. Lorsqu’il y a des réticences, elles émanent fréquemment d’un manque de connaissances. La phrase que j’entends souvent, au détour de conversations ou suite à des formations, est « Ah, maintenant je comprends mieux. » J’aime prendre le temps d’expliquer et de réexpliquer, chercher des manières de s’écouter et de s’entendre, trouver des façons de rendre visible l’invisible. Un peu comme si on ouvrait une horloge et qu’on donnait à voir le mé­ca­nisme interne.

Ce travail est d’autant plus nécessaire qu’il y a actuellement un retour de bâton par rapport aux avancées des droits des minorités politiques. On le voit aux États-Unis avec la censure de livres évoquant la justice raciale ou les identités LGBTQIA+, en France avec la guerre contre « l’islamo-gauchisme », et également chez nous. Cela va de concert avec l’augmentation inquiétante d’une violence issue d’idées préconçues et de désinformation, qui met en péril la vie, la sécurité et l’intégrité des personnes issues de ces minorités. Cela ne peut plus durer.