Mains robotiques colorées en train de se serrer

La main électronique des artistes

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Alors que l’industrie utilise des robots de plus en plus autonomes, un projet lancé par des designers met en lumière leurs ressources collaboratives dans le domaine des arts plastiques.

TEXTE | Virginie Jobé Truffer

Dans certaines usines, nul besoin d’interrupteur pour allumer une ampoule. On y pratique le lights-out manufacturing (« fabrication dans le noir ») : les ouvrier·ères sont remplacés par des machines qui travaillent 24 heures sur 24. « Notre recherche présente une situation complètement inverse. Il s’agit de nous concentrer sur le robot, et plus particulièrement sur le bras robotique, de manière à identifier les collaborations possibles avec les humains, souligne Alain Bellet, professeur à l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO et directeur du projet A Third Hand – Creative Applications for Robotics. Sa proximité avec notre bras crée un lien et change de paradigme par rapport à l’image qu’on peut avoir des machines industrielles. Il devient alors un support pour une expérience, un outil ou encore un sculpteur. » À la suite d’un appel à participation, des artistes et designers d’horizons divers ont eu l’occasion de développer un projet autour de ce bras métallique sur différents supports et en abordant des problématiques variées.

À l’origine du projet, Andrea Anner et Thibault Brevet, designers graphiques diplômés de l’ECAL, ont voulu donner l’opportunité à des créateur·trices de travailler avec un bras robotique dans un but précis : développer des méthodologies et des outils pédagogiques, afin que les étudiant·es puissent « s’emparer de ces technologies plus facilement, explique Thibault Brevet. Sans un certain savoir, l’expérience paraît effrayante. C’est pourquoi nous désirons fournir une aide aux non-expert·es. » Andrea Anner précise : « Nous avons élaboré un site où ils peuvent télécharger les modèles 3D réalisés. Nous y avons joint des références utiles ou encore des éléments d’apprentissage pour la programmation, qui sont le résultat de nos propres recherches. Une quarantaine de projets sont maintenant archivés. »

Mains robotiques colorées en train de se serrer
« Handshake » est une installation robotique interactive créée en 2020 par le cabinet de design AATB, en pleine pandémie. Durant cette période de distanciation physique obligatoire, elle a abordé le manque de contact d’un point de vue artistique. | AATB, 2020

En 2018 déjà, les deux designers avaient fondé AATB, un studio basé entre Zurich et Marseille qui s’intéresse à une pratique non industrielle des robots, avec peu de moyens, mais la volonté d’ouvrir l’accès aux technologies autrement. A Third Hand – Creative Applications for Robotics participe à un programme plus étendu qui va continuer à évoluer, en même temps que les techniques et les savoir-faire. Le robot collaboratif (cobot) choisi, qui appartient à une nouvelle génération de machines, a l’avantage de posséder de nombreux capteurs qui l’obligent à s’arrêter en cas d’obstacle. S’il y a une erreur dans la programmation, il risque moins de devenir dangereux, contrairement à d’anciens modèles industriels qu’on enfermait dans des cages pour éviter tout problème.

Une troisième main complémentaire

Le choix de travailler avec un bras robotique n’est pas anodin pour les designers. « Les robots industriels sont génériques et donc utilisables de beaucoup de manières différentes, souligne Alain Bellet. Ici, nous ne sommes pas dans une logique de remplacement, mais de complément des pratiques existantes. Le robot vient augmenter le bagage technique des designers et leur créativité. Ainsi, il s’intègre dans des pratiques contemporaines en devenant une troisième main, en référence au titre du projet. » Le professeur de l’ECAL ajoute qu’à l’heure où l’on parle de l’automatisation de la main-d’œuvre, l’artisanat du futur peut redevenir intéressant parce qu’on y amène des technologies en collaboration avec des systèmes robotiques.

« En Europe, les robots sont regardés avec méfiance, vus comme une menace, contrairement à l’Asie qui les a inclus dans sa culture et en a fait des compagnons amicaux, signale Thibault Brevet. Dans notre travail, nous tenons à mettre en confrontation le public avec des technologies qui se développent à grande vitesse. Mais aussi à proposer une vision alternative à celle que les grosses entreprises veulent nous imposer pour le futur. » Andrea Anner note que dans les créations d’AATB, le côté parfois ludique des œuvres peut servir à attiser l’intérêt du public pour ensuite insuffler une réflexion. « Nous avons par exemple recréé un cadran solaire artificiel avec un bras robotique en mouvement et nous avons montré ce projet dans un bunker. Il fallait vingt minutes de marche pour y accéder. Cela permet de nous questionner sur notre rapport à la nature, sur comment nous y reconnecter à travers une machine. »

Un robot, 1000 possibilités

Le bras robotique possède une liberté de mouvement certaine, sur six axes, qui l’aide à déplacer un objet dans l’espace et à exécuter de nombreuses tâches. S’il est générique, l’usage que l’on va en faire le rendra spécifique. Son évolution semble de la sorte pouvoir se poursuivre à l’infini. Les artistes invités à participer ont pris possession d’un bras n’ayant pas de main. Il a donc fallu la construire et programmer l’ensemble selon l’objectif visé. Un seul robot a servi à l’élaboration de plusieurs projets différents. Ces œuvres d’art sont-elles éphémères ? Sûrement pas, réagit Andrea Anner. « Grâce à nos archives, il sera possible de remettre à jour un robot et de refaire une expérience identique pour le remonter. Le projet peut être réactivé à tout moment. » Alain Bellet préfère quant à lui employer le terme « temporaire » : « Dans la production, on parle de temps machine. Par exemple, combien faut-il de temps pour usiner telle pièce. On peut reporter cette notion à notre projet. Une machine est utilisée pendant un certain laps de temps pour une création, puis va être réutilisée ailleurs sous une autre forme à un autre moment. » Thibault Brevet aime évoquer la « polyvalence » du robot collaboratif, « un noyau générique qu’on peut constamment réactiver ou ne toucher qu’une seule fois, selon ses besoins ».

Cinq réalisations, en solo ou en duo, et un atelier réunissant 40 étudiant·es autour de quatre robots constituent le socle de l’expérience de A Third Hand. Parmi les participant·es, un duo d’artistes d’Estonie, Varvara Guljajeva et Mar Canet, a conçu un bras muni d’un miroir et d’une caméra qui suit les mouvements du visage du spectateur·trice qui l’observe, créant une interaction en temps réel et une relation humain-machine. Le designer Jussi Ängeslevä a employé une technologie de Rayform, une spin-off de l’EPFL, pour faire apparaître un texte sur une sculpture de glace, dépeignant l’être humain qui contrôle la nature avant que cette dernière ne reprenne ses droits, en fondant.

En plus du site web, un livre présente les résultats de la recherche, fournissant un « contenu inspirant aux étudiant·es, aux designers et aux artistes, se réjouit Alain Bellet. Les bras robotiques ne sont pas encore démocratisés et restent des produits passablement chers. » Ce type d’étude permet donc de rendre plus accessibles ces objets, en apportant des conseils avisés à ceux qui voudraient se lancer dans l’aventure machinique.