Dans les Alpes, les éboulements massifs restent des phénomènes rares, mais destructeurs. Ils pourraient se multiplier avec le réchauffement climatique.

TEXTE | Lionel Pousaz

Le 18 avril 1991 dans la vallée de Zermatt, une masse rocheuse de plusieurs millions de mètres cubes se détache d’un massif. Les éboulis déferlent sur plus d’un kilomètre. Ils recouvrent routes et voies ferrées, coupant la station alpine du reste du monde. Le 9 mai suivant, un second effondrement obstrue la rivière Matter Vispa, entraînant l’inondation du hameau de Randa. En tout, plus de 30 millions de mètres cubes de roche sont tombés – 15 fois le volume de la grande pyramide de Khéops.

Les avalanches rocheuses sont rares. Définies comme des événements majeurs, impliquant au bas mot plusieurs millions de mètres cubes d’éboulis, elles se produisent en Suisse au rythme de trois ou quatre fois par siècle. La plus mythique a eu lieu en 563 à l’extrémité est du Léman ; elle devait provoquer un tsunami à l’autre bout du lac et dévaster Genève. La plus meurtrière de l’époque moderne a ravagé le village de Goldau (SZ) en 1806 et tué 457 personnes dans son sillage. La seule du XXIe siècle à avoir entraîné des morts s’est déroulée à Bondo (GR), en 2017, où huit randonneuses et randonneurs ont perdu la vie. Les habitant·es du village avaient été évacués à temps.

Répertoire des sites à risques

Les cantons répertorient les sites à risques, mais, fédéralisme oblige, il est difficile d’en obtenir le nombre total. Ils interdisent les constructions là où ils estiment le danger trop élevé et ferment certaines zones au public. D’ailleurs, il n’y aurait pas grand-chose d’autre à faire selon Vincent Labiouse, géotechnicien et professeur à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HEIA-FR – HES-SO : « Face à des événements d’une telle ampleur, on ne peut qu’anticiper, délimiter au mieux les zones concernées et adapter l’aménagement du territoire. » Par le passé, des ingénieur·es avaient imaginé des digues de béton et autres dispositifs pour arrêter, freiner ou diriger les éboulements. « Ce genre d’idées a été abandonné. Parce qu’il n’y a rien que l’on sache construire et qui puisse s’opposer aux forces colossales en jeu. »

L’équipe de Vincent Labiouse travaille sur des modèles physiques des avalanches rocheuses. Le but : comprendre les phénomènes en jeu, améliorer la délimitation des zones à risque et fournir de meilleures données aux simulations numériques. Dans le laboratoire du chercheur, des gravats déboulent sur un plan incliné d’environ 3 mètres de côté sous l’objectif d’une caméra à haute vitesse. On joue sur plusieurs paramètres comme la pente, la quantité de gravier, la rugosité de la surface… « Les différentes sources de dissipation d’énergie, dont le frottement, s’avèrent difficiles à prendre en compte, explique Vincent Labiouse. Certains scientifiques pensent même que la chute pourrait être accélérée par un effet de coussin d’air entre le sol et les éboulis. Ce n’est pas notre hypothèse, mais cela montre qu’il reste encore beaucoup de choses à comprendre. »

L’artiste berlinoise Meike Nixdorf a mené son projet Your Earth Transforms en 2015. Il incarne une approche visuelle et philosophique de notre non-perception d’un changement très lent, celui des modifications de la croûte terrestre qui s’étendent sur des millions d’années. Les images sont basées sur des rendus 3D de Google Earth obtenus à partir de diverses photos satellites. Elles montrent à la fois des formes figées à un moment donné, tout en transmettant une impression de mouvement.

Chaque cas est unique. Par exemple, la double avalanche de 1991 s’est caractérisée par la lenteur de son déroulement : les éboulements se sont produits à chaque fois sur une durée de plusieurs heures. De fait, les éboulis ont pris la forme caractéristique d’un sablier. Au contraire, la plupart des avalanches rocheuses relâchent d’un coup l’entier de leur masse. Dans ce déferlement instantané, les agrégats se comportent un peu comme les véhicules dans un carambolage autoroutier : les premiers sont poussés par les suivants, qui les percutent à pleine vitesse. L’effet démultiplie la portée de la catastrophe, précise Vincent Labiouse : « Un rocher qui, tombé seul, n’aurait roulé que sur 200 mètres, peut facilement être poussé sur un kilomètre ou plus. »

Fragilisation des roches causée par la fonte du permafrost

Aujourd’hui, nombreux sont les scientifiques qui craignent que le réchauffement climatique ne démultiplie les avalanches rocheuses. En cause, la fonte du permafrost, ce sol perpétuellement gelé à certaines altitudes, qui entraîne avec lui des roches fragilisées. C’est notamment le cas au lac d’Oeschinen, à Kandersteg, dans les Alpes bernoises. Un site idyllique, immortalisé par des milliers de touristes sur Instagram. Surplombant le plan d’eau, le sommet du Spitze Stei bouge de plusieurs mètres par année – un record dans les Alpes. Truffée de capteurs, la montagne est régulièrement visitée par des équipes de géologues. Face au risque d’éboulement, la commune de Kandersteg a fermé certaines zones au public.

Ce risque climatique est connu et surveillé par les autorités, notamment en Valais, explique Vincent Labiouse, qui hésiterait à acheter un chalet s’il était construit en contrebas d’une masse de permafrost : « Un certain nombre de zones encore considérées comme sûres pourraient bientôt être classées à risque. »

Même avec la menace climatique, les avalanches rocheuses restent trop peu fréquentes pour susciter l’attention des assurances et des autorités. Un désintérêt qui complique le financement de la recherche, surtout avec les modèles physiques, déplore Vincent Labiouse. « Notre démarche est bien plus coûteuse que les simulations numériques. Quant aux assurances, elles financent davantage la recherche sur des événements récurrents, comme la grêle, plutôt que sur des phénomènes certes rares, mais extrêmement destructeurs. »