Revendiquée et coconstruite par des personnes en situation de handicap, l’inclusivité dans l’industrie vestimentaire propose de nouvelles manières d’allier confort et style.

TEXTE | Nic Ulmi

«Le diktat de la mode». Cette formule, devenue cliché, épingle la puissance d’injonction d’une industrie face à laquelle il ne semblait long­temps n’y avoir que deux choix: s’adapter pour lui correspondre, ou s’y soustraire en assumant à jamais d’être démodé. Une communauté littéralement hors norme s’emploie aujourd’hui à retourner la situation, enjoignant à la mode de changer. Son objectif est l’avènement d’une «mode inclusive» qui, sans cesser d’être fashion­able, s’adapterait au vaste éventail de la diversité humaine, et aux situations de handicap en particulier.

«Une des raisons pour lesquelles ce questionnement prend de l’ampleur est le fait que la parole des activistes, notamment à travers les réseaux sociaux, trouve un écho qu’auparavant les médias ne lui accordaient pas», relève Teresa Maranzano de l’association ASA–Handicap mental, responsable du programme Mir’arts de promotion des artistes en situation de handicap et co­rédactrice de Tu es canon, blog suisse de référence pour la mode inclusive. L’enjeu? «La mode possède ce pouvoir immense de donner aux personnes qu’elle représente dignité, beauté et visibilité. Il s’agit donc d’un outil précieux pour faire glisser vers le devant de la scène des personnes qui ont été marginalisées en raison de leur différence, et pour leur donner une place dans la société.»


Entre deux colloques à Genève sur la question, en septembre 2020 et mai 2021, l’association a été mandatée par la Haute école d’art et de design – HEAD – Genève – HES-SO, pour mener un workshop destiné à toutes les filières de l’école. «En présentant la problématique au groupe participant, j’ai souligné la différence entre intégrer et inclure», note Natalia Solomatine, professeure de design mode à la HEAD – Genève.

Citant l’anthropologue français Charles Gardou, auteur en 2012 de l’ouvrage La société inclusive, parlons-en!, l’enseignante oppose l’intégration, où les «éléments extérieurs» doivent s’adapter pour s’intégrer, à l’inclusivité, qui implique que la mode dans son ensemble modifie son fonctionnement et se flexibilise pour s’adapter à des besoins et identités qui ne collent pas au cadre étroit de ses standards.

Pousser les grandes marques vers l’inclusivité
La différence est de taille. Il ne s’agit pas de créer une nouvelle niche pour un public «spécial», mais de mettre en question les pratiques d’un secteur économique dominé jusqu’ici, rappelle Natalia Solomatine, «par la globalisation et la fast fashion». Avant cette standardisation, la mode était en effet plus inclusive, du moins en termes de tailles, plus adaptée aux différentes morphologies. Plus en amont dans son histoire, une rupture s’était produite entre style et confort. «Le type de coupe qui s’est imposé dans la fast fashion a pour base le corsage, introduit au XVIIIe siècle, qui tranchait avec l’habillement traditionnel. Auparavant, les chemises paysannes étaient coupées avec un gousset sous la manche, une pièce de tissu insérée dans la couture qui donnait de l’aisance au vêtement», détaille la professeure. Le retour de cette aisance est au cœur de l’argumentaire de Teresa Maranzano: «Tout design conçu pour faciliter la vie quotidienne des personnes qui ont différents types de besoins ou de handicaps représente un design utile pour tout le monde.» Le défi pour les designers porte dès lors sur la manière de réussir le grand écart entre créer pour tout le monde et créer pour des besoins individuels ciblés, car, note Natalia Solomatine, «le handicap de chaque personne est particulier».

Comment fait-on pour créer de la mode inclusive? «L’aspect central consiste à travailler de concert avec les personnes auxquelles on s’adresse, précise Teresa Maranzano. On se trouve là dans un processus de coconception et de cocréation. C’est également le cas dans les expériences de design inclusif qu’on voit apparaître, de plus en plus, dans les collections des grandes marques.» Qu’est-ce qui pousse les entreprises à cette ouverture? «Les premières expériences pionnières ont eu lieu aux États-Unis en lien avec le nombre de soldats qui revenaient de guerre avec des handicaps lourds. Aujourd’hui, les personnes concernées font remonter leurs demandes à travers des blogs, des groupes de parole, des événements… Derrière les innovations portées par les grandes marques, on trouve aussi souvent des fondations qui apportent des moyens financiers pour la recherche et le développement technologique.»

Parfois, c’est une confrontation personnelle qui est à l’origine d’une telle vocation, comme pour le Londonien Craig Crawford, stratégiste dans l’industrie de la mode qui s’est retrouvé en situation de handicap après avoir contracté le Covid-19. Il développe aujourd’hui un projet inclusif avec la designer zurichoise Verena Ziegler. Parmi les facteurs qui peuvent motiver l’industrie à prendre le tournant inclusif, on citera enfin un marché potentiellement massif. En Suisse, les chiffres officiels dénombrent 1’700’000 personnes en situation de handicap, soit un cinquième de la population. Un tel chiffre confère une ampleur supplémentaire à l’idée que la mode inclusive représente à la fois le bien pour une minorité et pour tout le monde. «L’inclusion ne constitue jamais une contrainte pour la société, mais une ouverture», conclut Teresa Maranzano.

Du design thinking aux chaises pour EMS
Au-delà de la mode, le design en général est engagé dans l’exploration de l’inclusivité. «L’effervescence actuelle est liée à celle du design thinking, une méthodologie dont la première étape vise à comprendre les besoins des utilisateurs en créant de l’empathie, explique Luc Bergeron, professeur de design à l’ECAL/Ecole cantonale d’art de Lausanne – HES-SO. Il s’agit ensuite de tester rapidement des prototypes et d’ajuster le résultat à travers une série d’itérations réalisées avec les utilisateurs.» Cette approche permet d’inclure dès le départ des destinataires aux besoins particuliers, liés à l’âge ou à un handicap: «En suivant des méthodes plus traditionnelles, on développait d’abord le produit et on le modifiait éventuellement après-coup pour répondre à ces demandes.»

À partir d’un usage ciblé, le design inclusif vise idéalement à s’adresser à tout le monde. «Si on crée des produits trop spécifiques, le risque est que les destinataires se sentent stigmatisés, indique le designer. D’autre part, ce qu’on développe pour et avec ces utilisateurs particuliers fonctionne en général avantageusement pour le plus grand nombre.» Bonne nouvelle, les jeunes designers révèlent une sensibilité croissante à ces questions. «L’année dernière, une étudiante a par exemple proposé un projet de chaise pour les maisons de repos, qui s’est révélé aussi intéressant esthétiquement que sur le plan fonctionnel, raconte Luc Bergeron. Celle-ci aurait sa place dans votre salon.»