En quelques dizaines d’années, la viande est passée de marqueur d’ascension sociale synonyme de force physique à aliment controversé. Pourrait-on vraiment s’en passer?

TEXTE | Aurélie Toninato

Ils portent le nom de «steak», «saucisse à rôtir» ou encore «escalope panée». Leur apparence, leur texture, leur nom, leur goût: tout rappelle la viande. Pourtant, ils n’en contiennent pas une trace. Ces succédanés confectionnés uniquement à base d’ingrédients végétaux occupent une place grandissante dans les réfrigérateurs. Leur prolifération témoigne d’une tendance à limiter la consommation de viande, même si les Suisses en mangent encore trop – plus d’une cinquantaine de kilos par personne et par an en 2020. C’est trois fois plus que ce que conseille la pyramide alimentaire suisse (maximum 273 grammes par semaine). L’aliment est aujourd’hui pointé du doigt pour des raisons éthiques, environnementales et sanitaires. Pourtant, il n’en a pas toujours été ainsi: il fut un temps où la viande était la reine de l’assiette.

Les Trentes Glorieuses et l’âge d’or carné

En Suisse, la consommation carnée explose dès les années 1950, passant d’une trentaine de kilos par personne et par an à plus de 60 kilos à la fin des années 1980. Cette augmentation s’explique essentiellement par la combinaison de deux phénomènes. Le premier: la viande devient accessible à un plus grand nombre, explique Salvatore Bevilacqua, anthropologue de l’alimentation, chercheur à l’Institut des humanités en médecine de Lausanne, chargé de cours à la Haute école de santé de Genève (HEdS) et à l’Institut et Haute École de la Santé La Source à Lausanne – HES-SO: «Les Trente Glorieuses, après la Deuxième Guerre mondiale, représentent une période de haute conjoncture économique accompagnée d’une abondance alimentaire jamais vues en Europe. Le pouvoir d’achat de la classe ouvrière augmente, ce qui lui permet d’acheter de nouveaux produits.» Cette nouvelle accessibilité est également rendue possible par l’industrialisation de la filière de la viande et la grande distribution.

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Dans leur série «Le poisson n’est pas de la viande», le photographe italien Mauro Serra et sa compatriote Lucia Del Pasqua ont découpé des morceaux de viande en forme de pieuvre, d’hippocampe, de poisson ou encore d’étoile de mer. Ils y questionnent la hiérarchie des espèces animales dans la chaîne alimentaire. Pour l’être humain, manger des poissons est plus acceptable que de tuer des agneaux, qu’il considère comme plus proche de lui. | © MAURO SERRA AND LUCIA DEL PASQUA / LATERARTE

Ensuite, si le nombre d’adeptes carnivores augmente, c’est aussi parce que la viande jouit d’une image positive. «Pouvoir acheter cette denrée régulièrement témoigne d’une certaine aisance économique ou d’une forme d’ascension sociale.» À cela s’ajoutent de supposées vertus diététiques: «On l’associe à la force physique et à une bonne santé. Dans certains pays riches, il devient ainsi ‹normal› d’en consommer à une fréquence biquotidienne.»

La fin des années 1980 marque toutefois la fin de l’âge d’or carné. La consommation de viande, surtout rouge, diminue et stagne. Une perte de popularité liée à des préoccupations éthiques, sanitaires et environnementales. «Ce mouvement se remarque d’abord dans les classes les plus aisées, relève Salvatore Bevilacqua. En 1975, un ouvrage fait date dans l’histoire du végétalisme et de l’antispécisme: La libération animale, du philosophe australien Peter Singer. Ce succès mondial engendre une prise de conscience de la souffrance infligée à des êtres vivants.» Ce qui est alors considéré comme «naturel», tels la supériorité de l’Homme sur l’animal et le «besoin de viande», est remis en question.

Crise de la vache folle

Plusieurs événements accélèrent cette mise à l’écart, dont la crise sanitaire de la vache folle dans les années 1990, «qui a accentué la méfiance par rapport à ce produit et son modèle de production industriel» puis entraîné une chute des ventes de viande bovine. Les scandales de maltraitance animale dans de grands abattoirs ainsi que l’émergence de considérations de santé font aussi grand bruit. Dès la moitié des années 1990, l’Organisation mondiale de la santé se met à lancer des alertes sur l’excès de consommation carnée.

Les préoccupations environnementales achèvent de faire pencher la balance. En 2019, le Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) soutient dans un rapport qu’une réduction de la consommation de viande – sans plaider pour un renoncement total – et une plus grande diversification alimentaire représentent une partie de la solution pour réduire les émissions carbone, limiter le réchauffement climatique ainsi que la dégradation des sols. Pour Salvatore Bevilacqua, la pandémie a encore exacerbé ces considérations. «Elle nous a rappelé l’insoutenabilité de nos modèles de production massive, cette pression excessive de l’Homme sur l’environnement et la biodiversité, ainsi que les risques de zoonoses que cela entraîne. Aujourd’hui, il n’est plus éthique, ni soutenable ou salubre de consommer autant de viande. Il faut du temps pour renoncer à des habitudes fortement ancrées, mais le déclin est en marche dans la majorité des pays industrialisés. Si manger de la viande ne semble plus représenter une nécessité vitale, reste à savoir si on pourra se passer du plaisir de son goût et des rituels sociaux auxquels elle est associée.» Mais certains n’ont pas encore pris le train en marche… «Dans les classes populaires, la transition alimentaire s’avère en effet plus lente. Des raisons conjoncturelles peuvent l’expliquer: les produits frais ainsi que les alternatives coûtent cher. De plus, les recommandations de santé publique y ont moins d’impact, la viande restant très valorisée dans la culture ouvrière.» Dans certains pays émergents, on assiste même à une explosion de la demande et des systèmes de production industriels. Comme en Chine, qui n’est plus autosuffisante et doit importer de la viande. «C’est un peu comme si ces populations rattrapaient un désir longtemps inabordable ou inassouvi.»

Se passer de viande?

En Suisse, manger de la viande serait désormais considéré comme un désir plus qu’une nécessité. Au vu de la proportion de jeunes n’en consommant plus, ce mouvement pourrait bien prendre de l’ampleur à l’avenir. Sur la base de l’étude MACH Consumer sur la consommation et les médias, l’association Swissveg indiquait fin 2021 que le pays comptait plus de 250’000 végétariennes et végétariens ainsi que près de 38’000 véganes et que ces chiffres étaient en croissance. Mais se passer de viande est-il sans danger? «La viande, rouge comme blanche, apporte des nutriments essentiels, répond Sidonie Fabbi, maître d’enseignement à la filière nutrition et diététique de la HEdS. Mais elle n’est pas indispensable pour une personne en bonne santé à condition d’avoir une alimentation équilibrée permettant de trouver ailleurs ces nutriments.» Ces apports essentiels sont les protéines, le fer et la vitamine B12. On trouve les deux premiers dans le poisson, ainsi que dans les oeufs, les produits laitiers, les légumineuses, les céréales, les oléagineux, les algues, le soja, les graines. La spécialiste précise néanmoins qu’on assimile mieux le fer d’origine animale et que des compléments sont conseillés aux personnes carencées renonçant à la viande. La vitamine B12, elle, n’est présente que dans le règne animal. Elle est importante pour la formation des globules sanguins et pour la santé des cellules nerveuses notamment, selon la Société suisse de nutrition. «Ceux qui bannissent tout produit d’origine animale doivent donc prendre des suppléments, souligne la spécialiste. Et la Société suisse de pédiatrie déconseille le régime végétalien aux enfants.» Quant aux succédanés à base de végétaux, ils représentent une alternative intéressante mais avec certaines précautions. «On ne connaît pas tous les effets cumulés des additifs de ces aliments ultratransformés, ajoute Sidonie Fabbi. Nous conseillons de choisir les produits dont la liste d’ingrédients est la moins fournie.» De plus, la culture intensive de soja participe aussi à l’appauvrissement des terres et aux émissions de CO2. «Dans l’idéal, il faudrait privilégier un soja produit localement.»

Enfin, il faut retenir que si l’abandon total de la viande sans rééquilibrage de l’alimentation peut être risqué, la surconsommation l’est encore plus. «En consommant 100 grammes par jour de viande rouge, on augmente de 10% le risque de mortalité prématurée. Dès 50 grammes de charcuterie par jour, le taux grimpe à 50%. La consommation excessive de graisses saturées accroît les risques de maladies cardiovasculaires et de cancer, surtout de l’estomac et du colon.» Et l’experte en nutrition de conclure: «Végétaliser son alimentation présente un double avantage: préserver sa santé, grâce notamment aux légumineuses riches en fibres qui constituent un élément protecteur, ainsi que diminuer sa consommation de viande et, par ce biais, les conséquences de sa surproduction.»


Le patrimoine de la cité de la viande

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L’anthropologue Salvatore Bevilacqua souligne que durant les Trente Glorieuses, la consommation régulière de viande était associée à la force physique et à la bonne santé. Dans les pays riches, il était normal d’en consommer à une fréquence biquotidienne. | © BERTRAND REY

Le quartier de Malley, à Lausanne, se trouve en pleine mutation. Au cours des prochaines années, cette friche industrielle doit accueillir des logements et diverses activités. Une deuxième vie pour celle qu’on surnommait jadis «La cité de la viande». Le lieu a en effet hébergé un site de production industrielle de produits carnés, parmi les plus grands de Suisse. Ces abattoirs, construits en 1945, fermés en 2002 et détruits en 2015, représentaient l’un des fleurons des industries lausannoises. Pour faire revivre ce passé, un projet de médiation culturelle, Malley en quartiers, subventionné par l’Office fédéral de la culture, a été mis sur pied en 2020. «Nous voulions éviter la disparition de ce patrimoine en documentant le fonctionnement de ces abattoirs ainsi que les traces qu’ils ont laissées», détaille Salvatore Bevilacqua, anthropologue et coresponsable du projet. Autres ambitions: montrer qu’un abattoir fait figure de microcosme «qui nous renseigne sur les pratiques professionnelles de l’époque comme sur le rapport à cet aliment ambivalent qu’est la viande, sur la montée des préoccupations sanitaires, sur le désir d’occulter l’acte de mise à mort qui conduit à repousser les abattoirs à l’extérieur de la ville». Enfin, Malley en quartiers veut susciter la réflexion sur l’évolution des modèles de production et de consommation de viande. Diverses activités ont été organisées dans le cadre du projet en 2021, dont le site toujours actif: Malleyenquartiers.ch.