HEMISPHERES N°24 Prédire les futurs // www.revuehemispheres.ch

L’artiste du futur sera-t-il forcément un «geek»?

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Des intelligences artificielles qui créent des oeuvres d’art à l’usage des certificats numériques, les métiers artistiques sont chamboulés par les nouvelles technologies. Et ce n’est que le début.

TEXTE | Geneviève Ruiz

En 2021, Botto a obtenu plus d’un million de dollars grâce à la vente aux enchères de ses oeuvres. Cet artiste d’un genre nouveau est un programme d’intelligence artificielle (IA) imaginé en 2018 par l’artiste allemand Mario Klingemann. Chaque semaine, Botto produit 350 oeuvres, qui sont ensuite sélectionnées par une communauté de 5000 membres. L’oeuvre choisie est mise aux enchères en tant que non fungible token (NFT), un certificat numérique infalsifiable associé à une entité numérique décentralisée.

La nécessité pour les artistes de se positionner face aux technologies

«Botto représente un exemple très intéressant d’utilisation des technologies numériques dans le cadre d’un projet artistique, commente Anthony Masure, responsable de l’Institut de recherche en art & design de la Haute école d’art et de design (HEAD – Genève) – HES-SO. Il ne s’agit pas seulement d’une IA qui crée des oeuvres. Elle s’insère dans une communauté avec laquelle elle interagit et crée de la valeur.» Expert de l’usage des nouvelles technologies dans le champ de l’art et du design, Anthony Masure étudie notamment les enjeux des IA ainsi que les défis de la blockchain – ce fameux système de registre de transactions accessibles à tous – pour anticiper les évolutions que connaîtront les métiers créatifs: «Nous ne pouvons pas prédire l’avenir. Mais on peut raisonnablement tabler sur le fait que ces technologies prendront une importance croissante. Il est essentiel que les futurs artistes et designers acquièrent une culture numérique suffisante pour se positionner face à ces technologies et participer activement à leur fonctionnement. Ils doivent connaître leur histoire, les contextes dans lesquels elles se sont développées, afin d’adopter une posture critique, de les détourner ou de se les approprier. Il ne faut pas laisser l’univers virtuel uniquement aux mains des ingénieur·es !»

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«Neural Zoo» est une oeuvre de Sofia Crespo, artiste qui travaille avec des réseaux neuronaux et l’apprentissage automatique. Elle s’intéresse en particulier aux technologies inspirées de la biologie. Avec «Neural Zoo», elle explore le fonctionnement de la créativité en recombinant des éléments connus en éléments nouveaux. | © SOFIA CRESPO

L’un des gros enjeux liés au développement des IA créatives comme DALL·E – programme capable de créer des images à partir de descriptions textuelles – consiste à comprendre quel sera le rôle des artistes et comment ils vont interagir avec elles. «Ces débats ne sont pas nouveaux, ils existent depuis les premiers logiciels d’aide à la création des années 1980, souligne Anthony Masure. Mais ils ont gagné en intensité. Au-delà d’une discussion philosophique sur ce qu’est la création, il est important de comprendre les limites de l’IA. Elle ne peut que créer ou dupliquer des images à partir de banques de données existantes. Elle ne peut pas avoir un regard particulier sur le monde ou une intention artistique. Le cerveau humain reste irremplaçable en la matière.»

La blockchain peut générer des modèles de rémunération novateurs

De son côté, la blockchain, avec les Bitcoins et les NFT associés, a été passablement critiquée pour favoriser la spéculation dans le monde de l’art. L’exemple de la série des CryptoPunks, des personnages pixellisés reliés à des NFT et vendus parfois à plusieurs millions de dollars pièce, a fait beaucoup parler de lui. «Il faut souligner que la spéculation existe également dans le marché de l’art tangible, tempère Anthony Masure. Surtout, les opportunités de la blockchain pour les métiers créatifs ne résident pas tant dans cette spéculation que dans des modèles de rémunération novateurs qui permettraient à un artiste de percevoir un pourcentage sur la revente de ses oeuvres, de créer une communauté ou de s’autonomiser des intermédiaires traditionnels comme les galeries.» Le spécialiste concède que la complexité de ces outils les rend difficiles d’accès et qu’ils placent l’artiste face à des questionnements compliqués sur la valeur de ses oeuvres ou le rendement de son travail. «C’est loin d’être évident. Mais je vois beaucoup d’opportunités pour les artistes dans la capacité qu’a la blockchain de pouvoir programmer de la valeur.»

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Vera Molnár est une artiste française née en 1924 à Budapest. Considérée comme une précurseure de l’art numérique et de l’art algorithmique, elle est devenue une pionnière de l’utilisation de l’ordinateur dans la création artistique dès 1968. Pour elle, cet outil permet de se libérer d’un héritage classique sclérosé. Ci-contre, son oeuvre Interruptions B. | © KEYSTONE/ENNIO LEANZA

L’artiste du futur sera-t-il donc forcément un geek créant des oeuvres dans le métavers? «Tout d’abord, il n’y aura pas un artiste au singulier, mais des artistes. Les tendances qui vont s’imposer seront certainement la croissance des collectifs, car on ne peut plus faire face, seul, à tant de complexité. Les créatifs vont travailler conjointement avec des ingénieur·es, des économistes… Et ils délégueront les tâches simples et répétitives à des entités virtuelles avec lesquelles ils seront en dialogue. La question reste ouverte de savoir comment et avec quelle intensité les artistes vont s’approprier les mondes virtuels. Ces derniers deviendront-ils des objets artistiques singuliers ou resteront-ils à l’état de simples outils, à l’image des débats qui animaient les débuts de la photographie au XIXe siècle? 1La question de savoir si la photographie, perçue au départ comme une simple invention technologique, était un art, a été très débattue au XIXe siècle. Pour le poète Charles Baudelaire (1821-1867) notamment, elle ne pouvait prétendre à aucune dimension artistique, car elle ne faisait que dupliquer la réalité. » En attendant de le savoir et pour préparer ce futur, Anthony Masure a élaboré avec son équipe en automne dernier le projet Cryptokit, un guide didactique open access des NFT et technologies blockchain financé par la HES-SO Genève. Au moyen de pictogrammes et de nombreuses infographies, ils souhaitent rendre cet univers accessible au plus grand nombre.


Trois questions à René Graf

Face aux incertitudes futures, René Graf, vice-recteur Enseignement à la HES-SO, considère que la formation de base des métiers demeure essentielle. Elle doit cependant être complétée avec d’autres outils afin de se confronter aux évolutions de la société.

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@ FRANÇOIS WAVRE | LUNDI13

Comment fait-on pour former les étudiants alors que certaines recherches prédisent la disparition de la majorité des métiers à l’avenir?
Comme tout le monde, je ne dispose pas d’une boule de cristal. Effectivement, nous nous trouvons face à une certaine incertitude, ce qui n’est pas forcément nouveau. Je reste toutefois persuadé que les compétences de base des métiers représenteront toujours un ancrage à partir duquel une personne pourra évoluer. Prenez l’exemple de la profession infirmière: les compétences relationnelles et techniques demeureront essentielles à son exercice. Mais les professionnel·les des soins devront aussi être capables d’intégrer divers processus de numérisation et être en mesure de travailler de manière interdisciplinaire, afin de faire face aux évolutions de la société et du système de santé.

Toutes les professions devront-elles acquérir une expertise dans le domaine du numérique?
À des degrés différents, chaque métier sera concerné par la numérisation de la société. Mais il ne s’agira pas forcément d’un tsunami. Il est essentiel que tous les diplômé·es disposent d’un certain niveau de compréhension du phénomène de la digitalisation. Ils doivent être capables d’intégrer ces outils dans le travail quotidien tout en se positionnant de manière critique. Tous n’ont évidemment pas besoin de devenir des expert·es. Mais, pour être en mesure de participer à la redéfinition des rôles entre humain et machine et pour devenir des actrices et des acteurs des transformations sociétales à venir, il faut un minimum de connaissances.

Comment intégrez-vous l’acquisition de ces nouvelles compétences dans les cursus?
Il s’agit d’un défi important, car on ne peut pas indéfiniment ajouter des couches supplémentaires. Un bachelor dure trois ans et comprend 1800 heures de travail par an, on ne peut pas augmenter cela. Une des clés réside dans les dispositifs pédagogiques intégrant différents axes de formation comme l’apprentissage par projet. Ces méthodes permettent d’acquérir les compétences techniques de base, tout en développant simultanément des savoir-être cruciaux comme l’interdisciplinarité, le travail collectif ou la communication. Au final, notre objectif premier est que non seulement les diplômé·es trouvent un travail, mais qu’ils disposent grâce à leur formation d’un bagage dans lequel ils pourront puiser des compétences tout au long de leur parcours. Avec ces outils, ils seront à même de profiter des opportunités – et je suis convaincu qu’elles seront nombreuses – offertes par une société en constante transition.