Bien que l’empathie soit reconnue comme un pilier essentiel dans les relations de soins, des études révèlent un déficit d’empathie chez certains professionnel·les infirmiers. Elles mettent en évidence des comportements parfois déshumanisants, attribués à des pressions aussi bien financières que structurelles.
TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
Des gestes mécaniques, un manque d’écoute, une indifférence apparente ou encore des signes d’impatience, voire d’agacement : ces attitudes, bien que non malveillantes, révèlent une perte d’empathie chez certains soignantes ou soignants. Plusieurs études récentes mettent en lumière ce phénomène, connu sous l’appellation« dark side of nursing » (le côté obscur du métier d’infirmier). Ces comportements peuvent mener à une prise en charge déshumanisante des patientes et des patients, une situation paradoxale alors que l’empathie est souvent au cœur des discours sur la vocation infirmière. « En général, on ne choisit pas cette profession sans posséder des valeurs humanistes telles que l’altruisme ou la compassion », affirme Philippe Delmas, responsable du Laboratoire d’enseignement et de recherche « Qualité des soins & Sécurité des patients » à l’Institut et Haute École de la Santé La Source – HES-SO à Lausanne.
« Plusieurs recherches montrent que les soignants sont non seulement conscients de leurs manquements, mais qu’ils expriment aussi leur souffrance de n’avoir pas pu faire tout ce qu’il fallait pour le patient, relève Philippe Delmas. C’est le cas notamment lorsqu’ils n’ont pas pu être présents pour l’accompagner après l’annonce d’un diagnostic où le pronostic vital est engagé. » En effet, rappelle ce spécialiste, le soin infirmier ne se résume pas à l’exécution du traitement médical (le cure), mais s’appuie également sur la dimension relationnelle du soin (le care) : « Dans un système de santé toujours plus soumis à la rationalité économique, le personnel soignant n’a plus la capacité de développer une relation d’aide qui nécessite souvent du temps. » Le degré de malaise est tel qu’« aujourd’hui un tiers des infirmières ou infirmiers souffrent d’un épuisement émotionnel avéré, indique encore Philippe Delmas. Ces personnes ne se retrouvent plus au niveau des valeurs qu’elle sont choisi d’incarner professionnellement. Ce conflit pousse d’ailleurs un nombre toujours plus grand d’entre elles à abandonner la profession. »
Comment les pressions économiques font le lit de la maltraitance
Cet épuisement professionnel n’est évidemment pas sans conséquence sur les patients. Psychologue et coresponsable du senior-lab à La Source, Delphine Roulet Schwab s’est intéressée plus précisément au domaine de la maltraitance à l’endroit des personnes âgées. « On rencontre effectivement des situations de violence en EMS, tout comme de la part des professionnel·les des soins à domicile », expose-t-elle. Si les cas de maltraitance manifeste sont souvent détectés rapidement, elle s’inquiète davantage sur« toutes ces formes de maltraitance ordinaire, comme l’infantilisation, les négligences ou encore la prise de décision abusive ».
À l’instar de Philippe Delmas, elle pointe« des causes systémiques en lien avec les moyens financiers. Il y a parfois des pressions économiques qui font que la rentabilité passe avant l’intérêt des personnes âgées. De fait, on ne fournit pas aux équipes soignantes les moyens de pouvoir être bien-traitantes ou a minima non maltraitantes. » Elle évoque l’exemple de « l’incitation à utiliser des protections urinaires pour ne pas avoir à accompagner aux toilettes des résidentes ou des résidents qui en auraient pourtant la capacité ». La chercheuse pointe aussi le fait que certaines institutions cherchent à faire des économies sur le matériel : « Nous avons observé des protections urinaires rincées, puis séchées sur le radiateur pour être réutilisées. »
Dans un tel contexte, face à ces injonctions contradictoires, il n’est pas rare que « les professionnel·les de la santé se forgent une carapace pour se protéger », avance Delphine Roulet Schwab. Leur capacité d’empathie en est réduite, augmentant ainsi le risque de brusquer, par des paroles ou des gestes, un résident peu coopératif au moment de la douche notamment. Du côté des facteurs de risque, la docteure en psychologie mentionne premièrement l’isolement social, soit lorsque la personne âgée, en home ou à domicile, reçoit peu de visites. L’existence de troubles cognitifs ou démentiels vient également augmenter le danger : « Certains aîné·es peuvent adopter des comportements agressifs ou oppositionnels. Pour contrer son sentiment de perte de contrôle et reprendre la maîtrise de la situation, le personnel peut parfois réagir de manière agressive, voire violente. » La situation est comparable aux dérapages qui surviennent« lorsqu’un parent, à bout de nerfs, perd patience face à un enfant récalcitrant ».
La culpabilité liée aux mesures de contraintes
Pierre Lequin a observé ces moments de tension extrême dans le domaine de la psychiatrie. Aujourd’hui maître d’enseignement à La Source, il dispense notamment un cours sur le recours à la contrainte dans les soins.« Les mesures de contrainte restent largement utilisées, particulièrement en gériatrie ou en psychiatrie, pour les cas de démence ou d’épisodes maniaques chez des personnes bipolaires », explique-t-il. Il précise cependant que le fait d’attacher des patients est désormais rare, relevant de situations exceptionnelles. À la place, les patients sont dirigés vers des chambres de soins intensifs, anciennement appelées chambres d’isolement. « Bien que ces mesures soient souvent perçues comme nécessaires, de nombreuses études montrent leurs effets potentiellement néfastes sur les personnes », souligne Pierre Lequin. Ces méthodes peuvent provoquer une détresse émotionnelle, être vécues comme une punition, entraîner un syndrome de stress post-traumatique, voire rompre le lien thérapeutique avec l’équipe soignante. Il est donc crucial, selon lui, « de continuer à faire évoluer la culture des soins en mettant en place des alternatives dont l’efficacité a été prouvée ».
Pour le personnel soignant également, ces pratiques peuvent être émotionnellement éprouvantes, comme l’indique encore Pierre Lequin. Lorsque cinq infirmières ou infirmiers doivent maîtriser physiquement une personne pour lui administrer des injections contre son gré et la placer de force en soins intensifs, un sentiment de culpabilité peut facilement émerger. Ces mesures entrent en conflit avec les valeurs fondamentales du soin. Pierre Lequin plaide aujourd’hui pour« davantage d’espace afin de discuter des expériences vécues dans la relation avec les patients ». Il note que « ce type de supervision est intégré à la formation des psychologues et psychiatres, et devrait l’être également pour les infirmiers ». Delphine Roulet Schwab appuie ces propos et souligne la nécessité d’investir davantage dans les échanges entre pairs et l’analyse des pratiques. « Il est crucial de réfléchir collectivement pour mieux anticiper et prévenir les situations à risque », affirme-t-elle. Philippe Delmas partage cette conviction : « Si nous ne prenons pas suffisamment soin des soignants, notre système de santé sera en danger. La désaffection pour la profession ne fera qu’accroître le stress des équipes restantes, compromettant leur capacité à agir avec professionnalisme, empathie et humanité. »
Trois questions à Pauline Roos Laporte
Lorsque les décès se succèdent, les équipes soignantes sont mises à rude épreuve. Pour son doctorat en sciences infirmières à l’Université de Laval à Québec, cette professeure à la HE-Arc Santé – HES-SO s’est intéressée à ce vécu particulier.
Pourquoi l’empathie est-elle mise à mal face à la fin de vie ?
PRL Tout d’abord, la fréquence des décès éprouve émotionnellement les équipes soignantes, surtout lorsqu’il s’agit de patientes et de patients jeunes, dont le départ prématuré bouleverse l’ordre naturel des choses. Ensuite, le contexte joue un rôle crucial : dans des services non spécialisés en soins palliatifs, comme les urgences, les équipes soignantes sont souvent focalisées sur une approche curative et peuvent ne pas être préparées à accompagner la fin de vie. Dans les EMS, le lien affectif tissé avec les personnes et le processus de deuil rendent cette tâche encore plus difficile. Enfin, les contraintes organisationnelles, telles que la surcharge de travail, empêchent souvent les professionnel·les d’accompagner la fin de vie de manière conforme à leurs valeurs et à leur conception d’un « bien mourir ».
Comment cette fatigue compassionnelle se manifeste-t-elle et avec quels impacts ?
Celle-ci se traduit par l’incapacité ou la perte d’intérêt à éprouver de l’empathie pour la situation du patient. Elle se manifeste de plusieurs manières : un détachement, voire une mise à l’écart de la personne soignée ; approche mécanique du soin, adoption de mécanismes de défense comme le cynisme ou l’humour noir. Les conséquences sont terribles pour les patients et leur entourage, qui sont alors plongés dans une solitude profonde et se sentent abandonnés. Ce genre d’expérience engendre une grande méfiance envers les milieux du soin.
Comment aider les équipes face à cette problématique ?
Il s’agit de soulager leurs souffrances. Car derrière cette fatigue compassionnelle, il y a beaucoup de culpabilité. Il faut donc leur offrir un soutien émotionnel, des espaces de parole et de partage d’expériences. Et ce, pendant leurs heures de travail, afin de les légitimer.
« Le manque de soutien durant l’accouchement peut être vécu comme une violence »
« L’accouchement représente un moment de grande vulnérabilité pour les femmes », observe Laurent Gaucher, chercheur à la Haute école de santé de Genève (HEdS-Genève) – HES-SO. L’absence ou la maladresse du soutien de l’équipe soignante peut être vécue comme une violence. » Engagé dans l’amélioration de la qualité des soins, ce sage-femme a mené plusieurs études sur les conséquences d’un manque d’empathie durant l’accouchement, qui vont du stress post-traumatique à la dépression post-partum. Il note que « près de 10% des femmes rapportent avoir subi des comportements inappropriés de la part du personnel médical, qu’ils soient verbaux ou physiques. Elles évoquent souvent une prise en compte insatisfaisante de leurs douleurs. » Laurent Gaucher analyse les raisons possibles de ce manque d’empathie ou de cette perte de maîtrise chez les équipes soignantes :« Cela peut être le signe d’une souffrance professionnelle, comme le burn-out. Cependant, ces comportementsne sont pas nécessairement liés à un mal-être individuel. Ils peuvent également résulter de dynamiques plus larges (de type structurelles, ndlr), voire de pure maltraitance. »Le sage-femme propose deux axes d’amélioration :« Il est crucial, d’une part, de mieux protéger les équipes soignantes, notamment contre l’épuisement professionnel et, d’autre part, il est essentiel de repérer les patientes les plus vulnérables. Selon leur vécu, un geste ou une parole peuvent être perçus différemment. » Il insiste également sur le fait que l’accompagnementne doit pas se limiter au seul moment de l’accouchement.« La santé mentale des mères, qui influence tant leur relation avec l’enfant que leur vie de couple, nécessite une attention particulière tout au long de la période périnatale. »