HEMISPHERES N°23 Besoins essentiels, désirs superflus // www.revuehemispheres.ch

Le paradoxe infirmier face à la sexualité en oncologie

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La plupart des traitements contre le cancer entraînent des effets importants sur la sexualité des patients. Les soignants sont nombreux à considérer qu’apporter un soutien dans ce domaine relève de leur rôle. Mais, dans la pratique, ils n’y parviennent pas souvent.

TEXTE | Geneviève Ruiz

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Le sociologue Kevin Toffel explique que le manque de connaissances des soignants en matière de sexualité laisse le champ libre aux représentations sociales dominantes, ainsi qu’aux rapports de force, notamment genrés, qu’elles véhiculent. | © FRANÇOIS WAVRE | LUNDI13

Les infirmier·ères en oncologie n’abordent que peu le sujet de la santé sexuelle avec leurs patient·es. C’est ce que montre une récente étude basée sur des entretiens approfondis avec 29 soignant·es des services oncologiques de deux hôpitaux romands. La maladie, tout comme les effets secondaires des traitements contre le cancer, a pourtant des conséquences directes sur la sexualité des patient·es au niveau physique: sécheresse vaginale, dysfonction érectile, perte de libido ou douleurs, sans parler des conséquences potentielles sur la fertilité, tant masculine que féminine. Les effets psychiques sont également importants et sont liés à des modifications de l’apparence comme l’alopécie ou une baisse de l’estime de soi.

«Les infirmier·ères que nous avons interrogés considéraient qu’aborder la sexualité faisait partie de leur rôle et de leur approche globale prenant en compte les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux de la santé, explique Kevin Toffel, sociologue, adjoint scientifique à la Haute École de Santé Vaud (HESAV) – HES-SO et coauteur de l’étude SexoOnco: Les infirmières face à l’abord de la sexualité en oncologie avec Marion Braizaz et Angélick Schweizer. Mais ils nous ont confié rarement parler de sexualité avec leurs patient·es. Cette situation paradoxale peut être expliquée de plusieurs manières. Elle révèle à la fois les tensions qui touchent la profession infirmière et les représentations dominantes liées à la sexualité dans le monde social.»

La sexualité absente des cursus de formation

Tout d’abord, les soignant·es ne se sentent pas suffisamment formés pour aborder la thématique. «On a l’impression qu’on n’a pas assez de ressources pour en parler, souligne une infirmière. Parce qu’on ne peut pas répondre à toutes ces questions. C’est hyperspécifique et on n’aborde pas vraiment ça à l’école. On ne nous donne pas de clés pour aborder la sexualité.» Il est vrai que l’abord de la sexualité est une thématique largement absente des cursus de formation infirmiers, hormis des modules à options proposés depuis quelques années. Le résultat est que, dans les rares cas où un patient·e posera frontalement une question, l’infirmier·ère aura tendance à y répondre selon ses valeurs ou son parcours personnel. «C’est problématique car une thématique aussi transversale nécessiterait des réponses structurées basées sur la littérature scientifique, observe Kevin Toffel. Notre étude a montré que ce manque de connaissances laissait le champ libre aux représentations sociales dominantes sur la sexualité, ainsi qu’aux rapports de force, notamment genrés, qu’elles véhiculent. Les soignant·es ne parlent pas de sexualité de la même manière avec un homme qu’avec une femme, ni avec une personne en âge de procréer qu’avec une autre du quatrième âge.»

Les différents témoignages des soignant·es montrent qu’ils conçoivent la sexualité féminine avant tout en termes d’affectivité, de conjugalité et de séduction, pendant que la sexualité masculine relève du désir et de ses manifestations physiques. Ils n’abordent la plupart du temps pas la sexualité avec des femmes âgées de plus de 50 ans, alors qu’ils le font avec les hommes jusqu’à un âge bien plus avancé. De manière générale, la sexualité est davantage abordée chez les patient·es en âge de procréer. Mais là encore, on se focalisera sur la conservation des gamètes chez les femmes en ayant tendance à mettre de côté le plaisir ou le bien-être.

«La vision de la sexualité qui domine est hétéronormée et centrée autour de la pénétration phallique, souligne Kevin Toffel. On abordera plus facilement les dysfonctionnements érectiles d’un homme de 70 ans que la baisse de la libido d’une femme de 50 ans. On passe souvent à côté de toutes les autres expressions de la sexualité, comme la tendresse ou la masturbation. De manière générale, c’est l’approche biomédicale qui prime. Pourtant, le rôle des infirmier·ères est précisément de s’occuper aussi des aspects sociaux et psychologiques liés à la qualité de vie des patient·es. N’oublions pas que pour l’OMS la santé sexuelle représente un droit et qu’elle est fondamentale pour la santé et le bien-être général des personnes, des couples et des familles.»

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Le photographe neuchâtelois Guillaume Perret a reçu le Swiss Press Photo en 2018 pour son travail «Daniela», la traversée du cancer. Il a capté l’intimité de cette femme de 67 ans atteinte d’un cancer du sein. Celle-ci a décidé de montrer son corps pour faire passer le message que le cancer peut être vaincu. | © GUILLAUME PERRET | LUNDI13

Contre-la-montre permanent et déqualification du relationnel

Le chercheur appelle donc à renforcer la formation des infirmier∙ères dans le domaine de la sexualité, afin de leur donner des outils, mais aussi de leur permettre de déconstruire les représentations sociales de la sexualité. Nécessaire, cette étape ne serait pourtant pas suffisante pour faire évoluer les choses. L’étude menée par Kevin Toffel et ses collègues a en effet montré que le noeud du problème résidait également dans le temps à disposition. Les soignant·es évoquent un volume de patient·es qui a fortement augmenté et un contre-la-montre permanent pour effectuer des soins techniques chronométrés. Dans un tel contexte, parler de sexualité fait figure d’impensable pour certains professionnel·les. «J’ai l’impression que je n’ai pas grand-chose à dire à ce sujet parce que je n’ai pas le temps de grand-chose, confie une infirmière. Avec mes patient·es, j’ai l’impression qu’à part les soins que je dois leur faire, je n’ai le temps de rien faire d’autre. C’est frustrant.» Comment discuter de sujets intimes lorsqu’on est constamment interrompu et qu’on n’a même pas le temps de faire connaissance?

L’organisation des soins est aussi mentionnée comme un obstacle, avec des sorties d’hôpital précipitées et des parcours thérapeutiques si parcellisés qu’un infirmier ·ère ne s’occupe pratiquement jamais des mêmes patient·es plusieurs jours de suite. Quant à la promiscuité dans les chambres, elle ne permet évidemment pas les discussions sur des sujets intimes.

«Tous ces obstacles à l’abord de la sexualité avec les patient·es relèvent en particulier des politiques de New public management qui ont entraîné une ‹rationalisation› des soins, désormais minutés et où la part de relationnel est reléguée au second plan, considère Kevin Toffel. Là aussi, on peut faire le lien avec les idéologies dominantes de notre société, qui survalorisent l’efficacité de soins techniques, quantifiables et donc tarifables. Cela se fait aux dépens d’approches relationnelles, pour ne pas dire humanistes, forcément moins maîtrisées d’un point de vue budgétaire.»

Pour le sociologue, cette situation pose problème à la profession infirmière et à son approche globale où les gestes de soins techniques sont indissociables du relationnel. «L’exemple de l’abord de la sexualité en oncologie révèle les tensions plus générales qui traversent la profession infirmière et plus largement le champ sanitaire. Elles sont liées au manque de reconnaissance économique du travail du care.» Avec des conséquences bien plus qu’anodines: alors que beaucoup de problèmes de santé sexuelle des patient·es en oncologie pourraient être améliorés par les informations et les conseils des soignant·es, la majorité des patient·es ne reçoivent pas ce soutien. À long terme, cela peut péjorer leur qualité de vie, ainsi que celle de leur entourage. Quant aux patient·es dont les problèmes deviendraient aigus en raison de cette nonprise en charge, ils se verront prescrire des anxiolytiques ou une consultation psychologique par un médecin. Des mesures plus coûteuses qu’un court entretien avec un soignant·e bien formé.