Les voyages et le trafic aérien vivent une croissance vertigineuse. Mais à quoi ressemblera le tourisme en 2039? On s’envolera de plus en plus vers le connu…
TEXTE | Nic Ulmi
Dans vingt ans, l’hypervitesse allongera nos vacances en nous faisant arriver à destination avant d’être partis. Des algorithmes de traduction nous feront converser avec la population locale lors des villégiatures spatiales. La réalité augmentée nous permettra de vivre deux vacances en une en parcourant simultanément les îles Galápagos et Féroé. Ou alors, rien de tout cela. Un gouvernement écologiste mondial aura interdit le voyage aérien. Et après les ravages de l’overtourisme à Prague et sur la totalité du territoire islandais, les vacanciers auront été bannis partout…
Scénarios fictionnels, pour l’instant. Mais comment imagine-t-on l’état du tourisme en 2039? Premier élément: «Ce secteur connaît un taux de croissance vertigineux, évalué à 6-7% par an», note le géographe Rafael Matos-Wasem, professeur de tourisme à la HES-SO Valais-Wallis – Haute école de Gestion & Tourisme – HEG à Sierre. Cela signifie un doublement en une décennie. On dénombrait 1,4 milliard d’arrivées touristiques dans le monde en 2016, on en aurait environ 5 milliards en 2039.
Cette progression résulte-t-elle d’une démocratisation du voyage ou de la surenchère vacancière d’un petit nombre? «Certains spécialistes affirment qu’un jour tout le monde pourra voyager et que les contacts culturels contribueront à une entente mondiale entre les peuples, répond le chercheur. Ce discours prévalait déjà dans les années 1960. En réalité, le tourisme reste l’apanage d’une minorité. On peut estimer que 10% de la population mondiale peut se le permettre.»
Plus de Chine, plus de famille
Saskia Cousin, anthropologue à l’Université Paris Descartes, confirme ce diagnostic: «L’aviation low cost fait surtout voyager plus souvent les mêmes personnes. Certaines familles qui partaient en train ou en voiture vont désormais prendre l’avion. Mais cela n’aboutit pas à démocratiser davantage le tourisme en Europe. Si démocratisation il y a, elle est plutôt à l’échelle du monde, avec notamment l’accès massif des classes moyennes asiatiques aux congés payés.»
Mais pourquoi voyagerons-nous de plus en plus? Qu’est-ce qui nous pousse à décoller et atterrir frénétiquement? «Pour les classes occidentales éduquées et aisées, le discours de la rencontre reste traditionnellement l’un des principaux éléments de légitimation du voyage, reprend Saskia Cousin. La justification touristique s’est construite sur l’idée qu’on n’est pas des touristes, qu’on cherche la rencontre avec l’autre d’une façon dénuée de médiation et de mise en scène. Mais justement, ce discours de la rencontre constitue surtout un discours. Quand on observe les pratiques sur le terrain, on constate que la majorité du temps, les touristes vivent dans une reconstitution d’un entre-soi.»
Cette réalité se retrouve dans toutes les catégories sociales. «La différence, c’est que les couches populaires assument pleinement le fait de partir en vacances pour se retrouver entre soi», ajoute la chercheuse. Un phénomène semblable est à l’œuvre dans le boom du tourisme asiatique: «Les Chinois valorisent le fait d’aller à des endroits marqués par la mise en scène. Pour eux, ce sont précisément ces lieux ‹authentiquement touristiques› qui sont porteurs de distinction sociale.»
Les coulisses d’Instagram
Qu’on appartienne aux nouvelles classes moyennes asiatiques ou aux couches aisées ou populaires occidentales, le voyage de retrouvailles familiales et amicales représente l’un des créneaux qui croît le plus. Lié à l’éloignement produit par les migrations et par les recompositions familiales, le tourisme VFR («Visiting Friends and Relatives «ou «visite aux amis et à la famille») continuera ainsi à gagner du terrain par rapport à la quête de l’altérité. On bougera de moins en moins pour découvrir de l’inédit, de plus en plus pour se retrouver en terrain connu – grâce, entre autres, aux technologies numériques.
«Le tourisme constitue une pratique mimétique, indique Saskia Cousin. On ne se rend pas dans des endroits dont il n’y a pas d’images ou de récits. On va reconnaître des lieux qu’on a d’abord connus à distance. C’était déjà le cas dans le passé, mais cet aspect est renforcé aujourd’hui par les réseaux sociaux. Ce qui change, c’est la coïncidence des temporalités. Autrefois, on se créait un imaginaire d’un lieu, on partait le reconnaître, puis on le racontait. Mais de plus en plus, ces moments sont synchronisés: on se prépare moins, on a accès sur place aux images et récits mis en ligne par les autres, on partage instantanément. «Difficile de dire si les réseaux sociaux, avec leur emprise globale, homogénéiseront le choix des destinations ou s’ils le diversifieront au gré des entichements des internautes pour des lieux qui ne se trouvent pas sur le radar. Selon Roland Schegg, également professeur de tourisme à la HEG à Sierre, il n’existe pas de vraie rupture entre les images circulant de manière virale sur les réseaux sociaux et l’industrie touristique: «Les professionnels travaillent avec les influenceurs. Les Italiens1Début juillet 2017, le jeune réalisateur milanais Marco Capedri a posté une vidéo qui le montrait en train de nager avec des amis dans les eaux transparentes de la Verzasca. Elle deviendra virale et sera partagée plus de 22’000 fois et vue plus de 2 millions de fois sur Facebook. qui ont déclenché en 2017 une déferlante de visites dans le Val Verzasca, au Tessin, avec leur vidéo sur ‹les Maldives à une heure de Milan›, ont été invités par l’Office cantonal du tourisme. Et la blogueuse brésilienne du site Loucos por Viagem, qui a fait de l’infinity pool de l’hôtel Villa Honegg sur le Bürgenstock la piscine la plus célèbre du monde, a été conviée par l’Office du tourisme de Lucerne.»
Comment parler une langue inconnue
Quels autres effets attend-on du numérique? «On parle de la réalité virtuelle comme d’une technologie qui permettra de voyager en restant dans son salon, répond Roland Schegg. Mais pour le moment, on a plutôt l’impression que ça stimule le voyage: le fait de s’immerger virtuellement dans un trek en Islande déclenche l’impulsion d’y aller.» Certaines destinations utilisent cet outil pour doper l’expérience. «Il est intéressant de comparer le site de Pompéi et le Musée archéologique virtuel d’Herculanum, autre ville romaine engloutie par l’éruption du Vésuve. Pompéi est énorme, mais il faut y mettre du sien pour imaginer à quoi ressemblait la vie romaine: si on n’a pas de connaissances, on voit un tas de ruines. À Herculanum, les films immersifs à 360° vous plongent en revanche dans la vie antique reconstituée.» Le virtuel compensera ainsi les attraits défaillants de l’expérience touristique réelle…
«On parle aussi, de plus en plus, de l’impact de l’intelligence artificielle sur la personnalisation de l’offre, poursuit Roland Schegg. Un dirigeant de Google disait dernièrement: nous ne sommes pas un moteur de recherche, mais un moteur de réponse. Il n’y a plus besoin de poser une question. Sur la base de votre activité en ligne, Google sait à quel moment vous avez des vacances et ce qu’il convient de vous proposer.» Moins inquiétant, plus convivial: «L’intelligence artificielle transformera le voyage dans des pays dont on ne parle pas la langue. En couplant des technologies de traduction de plus en plus performantes avec celles de la reconnaissance vocale, nous sommes très proches du moment où nous pourrons discuter en temps réel dans des langues inconnues.»
Vélo, carbone et Balconie
Plus de mouvement, moins d’altérité: tout, jusqu’aux dernières personnes parlant un idiome paléosibérien ou le kamilaroi d’Australie, deviendra familier. Qu’est-ce qui pourrait freiner ce mouvement? «Le tourisme souffre du changement climatique. Dans certains endroits, l’hébergement devient difficile avec moins d’eau à disposition, les terrains de montagne se font plus instables et dangereux, il y a trop de chaleur sur les littoraux», énumère Rafael Matos-Wasem. Le tourisme, arroseur arrosé: le trafic aérien représente un des facteurs majeurs des émissions de carbone qui, via l’effet de serre, constituent l’une des causes principales du réchauffement global.
Que faire? «Les gens marchandent avec eux-mêmes en disant: je vais en Nouvelle-Zélande, mais sur place je fais du vélo. On se rachète une conscience sur certains sites, qui calculent une somme correspondant à notre empreinte carbone et nous proposent de la compenser en finançant des projets environnementaux. Mais à mon avis, il faudra bien mettre des freins à cette folie meurtrière», lâche Rafael Matos-Wasem. Pas évident de changer «tant que l’industrie du transport aérien détermine les politiques touristiques avec son lobbying», note Saskia Cousin. Mais si on y parvient, le tourisme de 2039 sera peut-être l’empire de la staycation – la villégiature chez soi – ou de ce que les germanophones appellent Urlaub in Balkonien: Vacances en Balconie.