Depuis la généralisation du home office durant la crise sanitaire, le travail hybride semble répondre à un réel besoin des travailleurs. De manière surprenante, il convient aussi aux organisations, dont il augmente l’inclusivité.

TEXTE | Patricia Michaud

Adrien, 33 ans, vient de devenir papa pour la deuxième fois. Graphiste dans une entreprise du secteur culturel, il a télétravaillé à 100% durant les semaines précédant et suivant l’accouchement. Un aménagement qui lui a permis de pleinement participer aux tâches familiales et domestiques, et de soulager ainsi sa compagne. Annette, 48 ans, souffre d’une maladie chronique invalidante, qui rend périodiquement difficile un déplacement au bureau. Son emploi de conseillère clientèle pour une société active dans la phytothérapie, elle l’exerce parfois pendant des semaines d’affilée depuis son salon. Bruno, 57 ans, est proche aidant. Il s’occupe au quotidien de sa mère octogénaire atteinte de la maladie de Parkinson. Grâce à une organisation de son travail centrée sur le mode virtuel, il a pu conserver son poste à plein temps de responsable des finances d’une PME de la branche des machines-outils.

HEMISPHERES N°23 Besoins essentiels, désirs superflus // www.revuehemispheres.ch
En Suisse, le travail hybride semble répondre à une réelle nécessité de la communauté des travailleurs. Environ 40% des salariés souhaitent maintenir deux jours de télétravail par semaine après le semi-confinement. Cette illustration sur la diversité des rôles et des emplois a été réalisée par l’artiste finnois basé en Angleterre Janne Livonen. | © JANNE LIVONEN

Jeunes parents, personnes en situation de handicap, travailleuses et travailleurs seniors, mais aussi collaboratrices et collaborateurs de divers genres, ethnicités, langues: le travail hybride – c’est-à-dire la combinaison du travail à distance et du travail présentiel – favorise l’inclusivité et la diversité dans les organisations. Cette constatation ressort d’une étude menée par l’Institut interdisciplinaire du développement de l’entreprise (IIDE) de la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO. «Sachant que la diversité stimule la créativité et l’innovation en entreprise, ce résultat s’avère très intéressant», note la professeure Anna Lupina-Wegener, coauteure de l’étude. Les bénéfices des méthodes de travail hybrides liées à la connectivité numérique encouragent aussi la diversité «cognitive» dans les équipes, précise Güldem Karamustafa, chercheure à l’IIDE et coauteure de l’étude. «La diversité de pensée, d’approche, d’origine, de formation ou encore d’expertise est bénéfique pour les organisations.»

Tenir compte des particularités, du rythme et des besoins de chacun

Parmi les aspects du travail hybride qui favorisent l’inclusivité figure une meilleure transmission de l’information. En formalisant les protocoles de communication, «les organisations évitent que l’information ne soit confinée dans des sous-cultures ou qu’elle reste bloquée à certains étages, constate Güldem Karamustafa. Toutes les informations circulent de tout en haut à tout en bas.» Elle cite l’exemple de la production, dans laquelle oeuvrent de nombreux collaborateurs de langue étrangère: «Si une information claire et simple est diffusée par e-mail à l’ensemble du personnel, il y a beaucoup moins de risques qu’ils passent à côté.»

Une autre évolution vers l’inclusivité observée par les chercheures est liée à l’attitude des managers. «Dans un contexte où les collaborateurs sont disséminés entre le bureau et la maison, les cadres sont contraints de créer du lien afin de maintenir la cohésion dans les équipes, souligne Anna Lupina-Wegener. Par ailleurs, ils sont encouragés à un mode de gestion davantage holistique, tenant compte des particularités, du rythme et des besoins de chacun.» Elle cite le cas des salariées et salariés introvertis: «Lorsqu’ils travaillent à distance, le risque qu’ils ne puissent pas faire entendre leur voix est accru. La faculté des managers à bien connaître leurs équipes, et la personnalité humaine en général, est d’autant plus importante.» Dans la foulée, le leadership devient potentiellement meilleur.

Rétention des talents

Pour les entreprises, tendre vers davantage de diversité comporte de nombreux avantages, notamment en termes de compétitivité. «Les mères, les seniors, les personnes particulièrement bien formées: on ne peut tout simplement pas se permettre de s’en passer», relève Güldem Karamustafa. Mais pour retenir ces talents, il faut «les laisser travailler selon leurs besoins». Justement, en Suisse, le travail hybride semble répondre à une réelle nécessité de la communauté des travailleurs. Selon une autre étude de l’IIDE menée au coeur de la crise sanitaire, entre 35 et 40% des salariés souhaitaient maintenir deux jours de télétravail par semaine après le semi-confinement. À l’inverse, ceux qui se réjouissaient de retourner tous les jours au bureau n’étaient que 11 à 13% (selon les secteurs). À noter encore que 18 à 20% des personnes sondées désiraient maintenir un seul jour de travail à distance, contre 17 à 22% en faveur de trois jours.

Une recherche publiée en janvier 2021 par le cabinet de conseil McKinsey arrive pour sa part à la conclusion qu’à l’échelle internationale, 52% des actives et des actifs penchent en faveur du travail hybride, contre 37% qui privilégient le travail purement présentiel et 11% le travail intégralement virtuel. Il ressort d’une troisième enquête, émanant cette fois-ci de l’agence de placement New Work et portant sur la Suisse, que près de la moitié des actifs estiment que la possibilité de travail hybride constitue un critère déterminant dans le choix d’un employeur.

De l’importance du choix

Devant l’engouement pour la pérennisation du travail hybride, on peut se demander si ce mode de travail répond à un besoin essentiel de la population active. «D’une certaine manière oui, car ce qui rend notre société plus forte et démocratique, c’est le choix», commente Anna Lupina-Wegener. Et Güldem Karamustafa de compléter: «Qui dit ‹hybride› ne dit pas ‹noir› ou ‹blanc›, ‹présentiel› ou ‹virtuel›.» Le travail hybride permet de sélectionner les meilleurs outils permettant «à chaque collaborateur de faire de son mieux». Reste que certains postes ne peuvent pas être exercés en télétravail. «Selon les fonctions, aller dans l’entreprise fait partie de la nécessité ou de l’identité, admet Güldem Karamustafa. À ces personnes-là, on peut proposer une autre flexibilité, par exemple en les laissant gérer davantage de tâches de manière autonome. En effet, le travail hybride ne rime pas forcément avec numérisation: il s’agit d’un arrangement où les employés viennent au bureau pour travailler sur une base réduite, remplissant certaines de leurs responsabilités en travaillant à distance. Le travail hybride est donc rendu possible par la numérisation, mais va au-delà de celle-ci.»

Et quels sont les besoins des dirigeantes et des dirigeants en matière d’organisation du travail? Le Work Trend Index de Microsoft, publié en mars 2022, relève que 36% des organisations suisses sondées prévoient un retour complet au présentiel durant l’année à venir. Leurs cadres se retrouvent donc pris en étau entre les attentes des collaborateurs et celles de la direction. Une double solution se présente à eux pour sortir du dilemme. «D’une part, tendre vers plus d’intelligence émotionnelle et vers un management interculturel, afin d’accompagner au mieux les évolutions, estime Anna Lupina-Wegener. D’autre part, aller regarder du côté de la productivité.» Toujours selon le Work Trend Index, plus de huit collaborateurs sur dix se disent aussi productifs ou plus productifs depuis qu’ils ne travaillent plus seulement en mode présentiel. Sur le terrain de la productivité, les besoins des salariés et de la direction se rejoignent sans aucun doute.