Le patrimoine numérisé ou «nativement numérique» prend une importance grandissante. Mais il soulève de nombreuses interrogations, notamment en lien avec sa pérennité ou son stockage.
TEXTE | Geneviève Ruiz
ILLUSTRATION | Pawel Jonca
Les milliers d’objets numérisés par les musées, les bibliothèques ou les institutions académiques, les blogs, les comptes Facebook, la littérature numérique, etc. Notre société accumule une quantité astronomique de données virtuelles. Le phénomène n’est pas nouveau, il a débuté à la fin du XXe siècle. Mais il a pris, ces dernières années, une ampleur nouvelle, qui place les spécialistes face à divers enjeux et interrogations. La première: qu’est-ce qui est encore à considérer comme du patrimoine dans cette masse de données? Pour Hélène Bourdeloie, sociologue du numérique et coauteure, avec Christine Chevret-Castellani, du récent ouvrage L’Impossible Patrimoine numérique?, toutes les traces déposées délibérément par les individus peuvent désormais être considérées comme du patrimoine, «ce qui exclut celles issues de calculs d’algorithmes ou de cookies». Mais la difficulté, avec les pratiques numériques actuelles, c’est qu’il n’existe plus toujours de ligne claire entre ce que l’on diffuse consciemment ou pas, ou entre la sphère publique et privée. De façon générale, on assiste à une perte de maîtrise des individus sur leurs propres traces. «Il y a de nombreux éléments postés sur nous-même que l’on a oubliés, avance Patrick Keller, professeur de Media & Interaction Design à l’ECAL / école cantonale d’art de Lausanne – HES-SO. C’est particulièrement vrai pour les personnes qui ont été actives sur les réseaux sociaux très jeunes. On peut y retrouver leur ‘moi’ d’il y a 20 ans et divers éléments hétéroclites dormants, qui forment une sorte de fantôme virtuel.11 Près de 8000 personnes affiliées à Facebook meurent chaque jour dans le monde. Selon une étude de l’Université d’Oxford, qui se base sur les statistiques d’inscriptions et de décès en 2018, on trouvera davantage de comptes de personnes décédées que de membres en vie d’ici à 2070 sur ce réseau social.»
Face à ce phénomène, la difficulté pour les individus, mais aussi pour la société entière, de savoir ce que l’on souhaite conserver ou non pour la postérité est réelle. Cette question se révèle d’autant plus ardue que le patrimoine ne se crée plus seulement à travers les instances de pouvoir officielles, mais également de façon collective, comme c’est le cas pour Wikipédia. «Avec le numérique, on passe d’une transmission verticale à une transmission plus horizontale», expliquent Hélène Bourdeloie et Christine Chevret-Castellani. Sur les réseaux sociaux, les individus laissent des traces interdépendantes les unes des autres: il n’est ni possible d’effacer un compte ni d’avoir toujours une vision de l’intégralité des échanges sur un thème. «Le numérique induit des troubles dans tous les domaines, observe Hélène Bourdeloie. Prenons l’exemple des pratiques culturelles ou de loisir: avant, on pensait en termes de contenants, maintenant en termes de contenus. Cela devient un casse-tête pour les questionnaires sur les pratiques culturelles. On ne peut plus faire une entrée par les contenants, ça n’a plus de sens. On a la possibilité de regarder la télévision sur n’importe quel support. Et cet ébranlement des frontières concerne aussi le temps, l’espace…»
Une accumulation compulsive
Mais la question principale face à cette immense accumulation de patrimoine numérique reste basique: que faire de toutes ces données? «Comment les conserver et comment les montrer?» s’interroge François Mairesse, professeur de muséologie et d’économie de la culture à l’Université de Paris 3, qui se montre critique face à la politique de numérisation «tous azimuts» menée par la plupart des musées depuis vingt ans: «Il y a eu un vrai effet de troupeau. On se dit que ‘puisque tout le monde numérise, nous allons le faire aussi’, mais sans aucune vision, ni stratégie. Or, il ne sert à rien de numériser des collections si aucun travail de médiation n’est effectué pour les faire connaître du public.» Le spécialiste cite notamment Google Arts & Culture qui, outre la technologie Street View, a numérisé plus de 30’000 œuvres de musées prestigieux du monde entier en 3D. Si aucun travail de présentation n’est fait, qui va aller cliquer sur ces œuvres, à part les connaisseurs ou quelques curieux?
Auparavant, les musées devaient faire un travail de tri et limiter leurs acquisitions en raison des contraintes physiques de leur espace de stockage. Désormais, ils peuvent laisser libre cours à une accumulation virtuelle compulsive. «Celle-ci est permise par la ‘gratuité’ du stockage, souligne François Mairesse. Les individus sont également pris par cette fièvre collectionniste. Le problème, c’est que plus on accumule, plus il devient difficile de trier et de transmettre. On le voit bien avec les photos sur les téléphones, les gens en ont tellement qu’ils ne les retrouvent plus. Ils n’arrivent plus à les transmettre, contrairement aux vieux albums de famille. Je pense que si nous continuons dans cette voie, nous courons un vrai risque d’amnésie globale.» Des algorithmes peuvent certes effectuer un tri des photos ou des données numériques. Mais la question cruciale, pour Patrick Keller, c’est: «Qui va les paramétrer et dans quel but, selon quelle logique? Souhaitons-nous vraiment laisser les décisions sur notre patrimoine à des algorithmes?»
De son côté, Hélène Bourdeloie perçoit un autre risque lié à cette accumulation d’informations sans travail de médiation, quand elle est couplée avec un manque d’éducation numérique: «Lorsqu’on n’est pas capable de faire le tri entre vraie et fausse information, entre des catégories de sites web, entre sources académiques ou journalistiques, le danger est grand en termes d’apprentissage ou de représentations. Sur internet, il faut savoir remettre en question les sources et les hiérarchiser. Si on ne le fait pas, on ouvre la porte à la propagation des fake news.» La sociologue insiste sur le fait qu’à l’heure actuelle, la numérisation massive du patrimoine ne permet pas sa démocratisation. Tout au plus favorise -t-elle son désenclavement. Un étudiant en histoire de l’art américain peut par exemple plus facilement accéder à une œuvre du Louvre.
Plus fragile que le papier
L’un des grands enjeux du patrimoine numérique réside encore dans sa fragilité. Un important problème concerne la courte durée de vie des technologies utilisées: «Un certain type de format n’est parfois plus lisible après quelques années, indique François Mairesse. Cela implique qu’il faut constamment migrer les données et parfois les renumériser. Le coût de ces opérations est important et elles passent souvent à la trappe. On n’enregistre jamais un CD pour un siècle. Pourtant, en termes de patrimoine, on réfléchit à un horizon de plusieurs centaines d’années. Je considère donc le patrimoine numérique comme extrêmement fragile, bien plus que le papier acide du XIXe siècle.»
Un autre problème des données numériques réside dans leur stockage: aujourd’hui, une majeure partie d’entre elles sont placées dans des systèmes de cloud privés, souvent hors d’Europe. «Il s’agit là d’un enjeu de pouvoir majeur, affirme Patrick Keller. D’autant plus que la quantité des données va s’accroître encore de façon colossale ces prochaines années. Souhaite-t-on un système centralisé ou plutôt décentralisé? Qui doit produire ce service, avec quels objectifs? Malheureusement, ces questions n’intéressent pas grand monde. Le cloud apparaît comme une icône sur son ordinateur, dont on ne remarque l’existence que lorsqu’il ne fonctionne pas.» Les recherches ethnologiques menées par Patrick Keller et ses équipes sur le cloud ont d’ailleurs montré que la plupart des utilisateurs le percevaient comme une entité distante, voire mystérieuse. Le problème, c’est que les enjeux sociétaux derrière ces questions sont concrets: souhaite-t-on livrer toutes nos données patrimoniales à de puissants groupes économiques ou l’état devrait-il s’en mêler? Pour Patrick Keller, «il est clair que ces problématiques ne sont pas assez débattues sur la place publique à l’heure actuelle2Certaines voix de la société civile commencent néanmoins à se faire entendre sur ces thématiques, comme le montre le référendum sur la Loi sur les services d’identification électronique lancé début octobre 2019 par la Société numérique, l’organisation suisse Campax, la plateforme We collect et l’association Public Beta. Les initiants souhaitent ouvrir un débat public sur la question du rôle de l’état dans les services d’identification numérique.».
Une machine suisse à remonter le temps
Le logiciel participatif Smapshot permet de géolocaliser des milliers de photos du paysage suisse depuis le XIXe siècle. Moins ambitieux que la Time Machine vénitienne, il constitue également une entité locale de ce projet européen.
Parmi les grands projets de numérisation du patrimoine, Time Machine, un programme européen de reconstitution numérique de l’histoire des villes européennes lancé en 2012, est sans doute l’un des plus fascinants: en effet, qui n’a pas rêvé de remonter le temps? Si la fameuse VeniceTime Machine de l’EPFL a fait couler beaucoup d’encre jusqu’ici, il est un fait moins connu: Time Machine a de nombreux partenaires locaux en Europe, certes de moindre ampleur, mais dont le travail n’est de loin pas dénué d’intérêt. Parmi eux, le projet Smapshot de la Haute école d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO. Lancé en 2018, ce logiciel participatif vise à géolocaliser des milliers de photos anciennes du paysage suisse sur une carte en 3D. A terme, son objectif est de servir aux paysagistes ou aux urbanistes qui souhaitent reconstituer l’histoire d’un territoire.
S’il est participatif, c’est parce qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas vraiment de moyen de géolocaliser des images d’archives de manière automatique. «Smapshot pourrait d’ailleurs servir de set d’entraînement dans le cadre de Time Machine, explique Timothée Produit, ancien responsable du projet à la HEIG-VD. L’intelligence artificielle a en effet besoin de beaucoup d’exemples pour entraîner un algorithme de géolocalisation automatique.»
En attendant, l’aide des volontaires reste indispensable. Avant de se lancer, ces derniers ont la possibilité de suivre un tutoriel sur le site. «Ils commencent en général par les endroits qu’ils connaissent bien, précise Timothée Produit. Puis ils se prennent au jeu et, avec l’expérience, arrivent à de bons résultats. Une église, un sommet ou un carrefour servent parfois de points de repère.» Depuis son lancement, l’opération connaît un succès certain, et l’intérêt du public ne faiblit pas.
Les photos d’archives proviennent essentiellement de fonds cantonaux, de Swisstopo, de l’EPFL ou de l’ETHZ. Les plus anciennes datent de 1850, elles ont été prises à pied ou en ballon. Puis dès 1915 apparaissent les photos aériennes prises depuis un avion. Tout le territoire suisse pourra-t-il être couvert? «Non, nous savons déjà qu’il y aura des trous, indique Timothée Produit. Certaines zones, comme le Cervin, les glaciers ou les centres des grandes villes, ont toujours suscité davantage d’intérêt que d’autres.» Dans tous les cas, les volontaires de Smapshot ont encore du travail devant eux: des millions de photos attendent encore d’être géolocalisées.