L’intelligence artificielle s’est immiscée dans pratiquement tous les domaines en lien avec la prédiction. Quatre experts racontent comment ils l’utilisent au quotidien et ce qu’ils en attendent.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Pour certains expert·es, l’intelligence artificielle (IA) ne serait rien d’autre qu’une machine bon marché lorsqu’elle est utilisée dans le domaine des prévisions. «C’est très résumé, mais ce point de vue est défendable, estime Michel Deriaz, professeur à la Haute école de gestion (HEG-Genève) – HES-SO. Le principal atout de l’IA réside dans sa capacité de calcul – elle peut intégrer d’immenses jeux de données – et sa fiabilité. Mais elle ne fait rien d’autre que ce pour quoi elle a été programmée.»

Michel Deriaz a travaillé sur de nombreux projets concrets basés sur des IA prédictives ces dernières années. Parmi ceux-ci, on peut citer le développement d’un algorithme qui prédit la consommation de cafés dans des bars automatiques situés dans des gares ou des écoles. «Comme il s’agit d’un café durable et de qualité, les machines doivent être nettoyées et rechargées quotidiennement avec des matières premières périssables comme le lait, précise-t-il. Prédire la consommation représente donc un enjeu majeur pour l’entreprise.» De nombreux paramètres ont été intégrés dans le logiciel: jour de la semaine, saison, température extérieure, vacances, emplacement… Résultat: les prédictions fonctionnent bien. «On n’en est pas encore au cappuccino près, mais presque, considère Michel Deriaz. Mais cette IA ne fait rien qu’un humain ne pourrait pas faire: auparavant, c’était l’un des fondateurs de cette start-up qui planifiait la consommation. L’IA permet avant tout de le décharger.»

Autre domaine, autre algorithme: Michel Deriaz travaille également sur une application permettant de prédire le pied diabétique, une complication du diabète consistant en une série de blessures au pied, souvent indolores au début. Comme elle peut provoquer une amputation, il est essentiel de la détecter tôt. L’IA peut se révéler une aide précieuse dans ce domaine: elle analyse les photos prises par les patient·es et lance l’alerte lorsqu’il faut consulter. «Dans cette situation, l’IA a été entraînée pour reconnaître certaines anomalies du pied, précise Michel Deriaz. Elle apporte une importante plus-value, car il n’est pas possible pour un patient·e de consulter quotidiennement un spécialiste.»

Sélectionner des virus bactériophages

De son côté, Carlos Peña, professeur à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO, s’inspire des méthodes de l’IA pour répondre à des questions que les biologistes se posent. Il travaille notamment sur un projet de virus bactériophages utilisés lorsque les antibiotiques n’ont plus d’effet. La difficulté, c’est qu’il existe des millions de phages et qu’il faut sélectionner lequel s’attaquera à telle bactérie. Comment prédire lequel sera le bon? «Ce tri est impossible à réaliser à vitesse humaine, observe Carlos Peña. En brassant des milliers de données génomiques par seconde, l’IA permet non seulement de sélectionner le phage le plus adapté, mais elle peut également intervenir de manière anticipée sur son génome en l’adaptant pour qu’il corresponde encore mieux à la bactérie visée.» Une tâche titanesque et très impressionnante.

Toujours dans le secteur de la santé, le groupe de recherche de Stephan Robert, également professeur à la HEIG-VD, a développé des algorithmes qui prédisent le nombre de patient·es attendus chaque jour et chaque heure aux urgences, avec une précision de 90%. Grâce à cela, les médecins peuvent anticiper les besoins en personnel. Sur le même principe, Stephan Robert travaille actuellement avec son équipe à une solution permettant de gérer de manière optimale la flotte d’ambulances et d’hélicoptères pour le numéro d’urgence 144. «Pour y arriver, nous utilisons un très grand nombre de données telles que la météo, le calendrier des vacances, l’agenda des manifestations, la disponibilité du personnel et ses compétences, etc., explique-til. Sans ces outils capables de gérer d’énormes masses de données, il serait difficile d’apporter des améliorations significatives à la planification hospitalière.»

Tri biaisé des candidatures

La planification du personnel ne concerne évidemment pas que les hôpitaux. C’est pourquoi, ces dix dernières années, l’IA a fait une entrée remarquée dans les ressources humaines (RH), où elle ne s’est d’ailleurs pas toujours montrée sous son meilleur jour. Le scandale lié à la discrimination des curriculums vitae (CV) de sexe féminin opérée par le logiciel de tri d’Amazon ne représente qu’un exemple parmi d’autres. Justine Dima, professeure à la HEIG-VD et responsable du CAS sur la digitalisation de la fonction RH, a suivi ces évolutions de près: «Le problème ne vient pas de l’IA, qu’on pourrait programmer pour trier des profils atypiques ou disruptifs, mais des données qui l’ont nourrie. Elles comportent souvent une surreprésentation d’hommes blancs de plus de 50 ans. Or ce sont ces données qui vont permettre à l’IA de prédire quels seront les profils qui correspondent le mieux aux critères recherchés pour un poste. Les entreprises doivent être attentives lorsqu’elles acquièrent des logiciels paramétrés par des sociétés externes qui leur promettent monts et merveilles. Elles doivent investiguer sur la manière dont ils ont été conçus et savoir quelles tâches leur seront confiées.»

Le tri des CV n’est de loin pas la seule tâche des ressources humaines dans laquelle s’est immiscée l’IA prédictive. On la retrouve notamment en santé du travail, pour prévenir les accidents, les burn-out ou les départs prématurés. Elle est aussi utilisée pour anticiper les besoins en formation continue des collaboratrices et des collaborateurs. Elle se mue encore en coach pour prévenir et gérer les conflits. «L’IA peut énormément apporter aux RH, affirme Justine Dima. Elle peut trouver de nouvelles corrélations, gérer d’immenses bases de données, prédire des évolutions, anticiper des besoins. Elle a le potentiel de décharger les recruteuses et les recruteurs de nombreuses tâches administratives.»

Des capacités ultra-spécialisées Prévoir la consommation de café, prédire la corrélation d’un candidat·e avec un poste ou d’un virus bactériophage avec une bactérie, anticiper les flux aux urgences ou encore prévenir le pied diabétique: ces exemples ont montré que l’IA est non seulement capable de remplacer l’être humain dans le domaine des prédictions, mais qu’elle peut aussi dans certains cas le dépasser en termes de gestion des quantités et de vitesse. Représente-elle alors une révolution technologique permettant de remplacer l’être humain? Pour Carlos Peña, «il faut comprendre que les algorithmes sont ultra-spécialisés dans une tâche et ne savent rien faire d’autre. Derrière l’IA, il y a des mathématiques et du code habilement combinés. On peut la comparer à un simple outil, comme un marteau. Il est certes plus sophistiqué. Mais il n’a ni émotion ni conscience et ne comprend rien.»

Une minorité de postes peut donc certes être remplacée par l’IA. Mais dans la plupart des cas, les prédictions doivent être validées par un être humain, seul capable de prendre des décisions. «Dans le cas des RH, je ne crois pas vraiment à un remplacement des recruteurs par un robot, ajoute Justine Dima. On aura toujours besoin d’intuition et de compréhension humaines.» La spécialiste précise d’ailleurs que le terme d’«intelligence» dont on affuble les algorithmes est souvent débattu et que ce n’est pas forcément le bon: «Pour Luc Julia, qui a créé l’assistant vocal d’Apple Siri, l’IA n’existe pas. Surtout, cette intelligence n’est pas réellement comparable à celle de l’humain. Elle peut lui être supérieure, comme aux échecs, uniquement dans des tâches bien définies.» En bref, à l’heure actuelle, l’horizon de l’IA est très restreint.

HEMISPHERES N°24 Prédire les futurs // www.revuehemispheres.ch
Des étudiant·es de l’École des beaux-arts d’Utrecht ont développé en 2017 un projecteur de visages portable. Celuici projette un visage différent permettant de ne pas être reconnu par les algorithmes utilisés par d’innombrables caméras dans l’espace public. | © JING-CAI LIU

Comprendre les algorithmes

Malgré ces limites, nombreux sont les expert·es qui n’excluent pas que d’ici à quelques années, on devienne capable de construire des architectures de réseaux de neurones qui copieraient la structure du cerveau et seraient capables de raisonner. «Pour certains, la réalisation ultime serait un système doté d’une intelligence générale qui permettrait de comprendre et d’apprendre n’importe quelle tâche qu’un être humain serait capable de faire, avance Stephan Robert. Ce point de vue ne fait pas l’unanimité. Mais, récemment, l’entreprise DeepMind de Google a créé un système, appelé Gato, capable d’exécuter 600 tâches différentes. Il y a actuellement d’énormes investissements, presque illimités, dans le domaine de l’IA. Il faut donc s’attendre à des progrès substantiels dans le futur. Cette communauté est certainement la plus active actuellement au niveau scientifique.»

En attendant le développement d’une IA générale, Stephan Robert considère qu’un grand enjeu consiste à mieux comprendre ce qui se passe au sein de la boîte noire des réseaux de neurones. Car ils sont complexes à analyser mathématiquement: «Nous nous trouvons au point où nous sommes capables de faire des choses assez extraordinaires avec des systèmes dont nous ne comprenons pas très bien le fonctionnement.»


L’intelligence artificielle entre science et fiction

Une intelligence artificielle qui prend le pouvoir sur l’être humain, une autre douée de conscience: la plupart de ces fantasmes futuristes trouvent leur origine dans la sciencefiction.

Premier constat: l’intelligence artificielle (IA) est extrêmement représentée dans les oeuvres de science-fiction (SF). «On observe deux tendances de fond dans les intrigues et scénarios, explique Natacha Vas-Deyres, spécialiste de l’anticipation, de la SF littéraire et cinématographique à l’Université Bordeaux Montaigne. La première est celle de la créature artificielle qui se révolte contre sa créatrice ou son créateur ou contre l’humanité. Ce thème remonte aux origines de la SF. Il fut baptisé ‹complexe de Frankenstein› par l’écrivain Isaac Asimov, en référence à l’oeuvre de Mary Shelley (1818), mais également à un concept judéo-chrétien: la punition de celui qui a voulu prendre la place du Créateur.» La seconde tendance relève de l’empathie machinique: le robot ou l’IA entretient un lien émotionnel avec l’humanité. Il serait prêt à se sacrifier pour la protéger.

«Depuis des dizaines d’années, les représentations fictionnelles de l’IA évoluent autour de ces deux pôles, observe Natacha Vas-Deyres. Mais elles sont aussi influencées par les avancées scientifiques. Aujourd’hui, on ne reproduit plus l’image d’un ordinateur géant, centralisé et omnipotent, mais plutôt une IA dématérialisée, impalpable et présente dans de petites unités. Tout comme ces IA qui nous suivent partout: dans nos voitures, dans nos téléphones…»

Les autrices et auteurs de SF suivent souvent la recherche de près et cela inspire leurs oeuvres. Et les scientifiques, de leur côté, sont-ils influencés par la SF? «On observe clairement des rapports de réciprocité, indique Natacha Vas-Deyres. Il s’agit pour l’heure d’une hypothèse. Beaucoup de scientifiques sont de fervents lectrices ou lecteurs de SF. Certaines fictions peuvent être à l’origine de leur vocation ou de leur inventivité.» Du côté du grand public, l’influence de la SF sur les croyances et les attentes par rapport à l’IA est également importante. «Les fantasmes d’une IA consciente ou qui prendrait le pouvoir sont directement nourris par les oeuvres de SF, qui façonnent une sorte de mythologie de l’avenir», souligne Natacha Vas-Deyres. L’hypothèse de la Singularité technologique, prônée notamment par l’auteur de SF américain Vernor Vinge dans son essai La Venue de la singularité technologique (1993), fait par exemple l’objet de nombreux débats, y compris parmi les scientifiques. Selon elle, le développement de l’IA atteindrait à un moment donné (vers 2045) une sorte d’explosion, un point de non-retour lors duquel elle dépasserait l’être humain et pourrait le mener à sa perte.

«Dans la réalité, on n’y est pas du tout, commente Natacha Vas-Deyres. Il suffit de voir comment les robots de la Robocup, un tournoi international de robotique, se déplacent parfois avec difficulté sur leurs espaces de jeu pour constater qu’on se trouve loin de la perfection dépeinte par la SF. Des limites scientifiques mais aussi socio- culturelles ou énergétiques freinent le développement de l’IA représentée dans la SF. Surtout, il reste la question essentielle: à quoi cela servirait- il de fabriquer une IA avec conscience ou une IA capable de nous dominer?»