Négociation régulière des critères fixant les rémunérations ou salaires évalués par les collègues : bienvenue dans le nouveau monde de la rémunération agile. Une équipe de recherche a évalué des entreprises qui ont fait le pas. Le bilan global semble positif.

TEXTE | Patricia Michaud
ILLUSTRATION | Pawel Jonca

En Suisse, le tissu entrepreneurial est actuellement en train de subir une transformation en profondeur de son modèle de fonctionnement. De nombreuses entreprises se démarquent par leur aspiration à faire coïncider leurs stratégies, leurs modes de fonctionnement et leurs processus avec un système de valeurs commun dit « agile ». « Il repose sur trois composantes : la transparence, l’équité et l’autodétermination », relève Mathias Rossi, professeur à la Haute école de gestion de Fribourg – HEG-FR – HES-SO. Dans ce contexte, il a piloté une étude préliminaire portant sur la rémunération dans un contexte agile auprès de PME suisses, en collaboration avec Silna Borter, professeure à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD.

« Ce qui a motivé notre enquête, c’est le constat que la majorité des organisations concernées mettent l’agilité en œuvre à tous les niveaux sauf sur le plan salarial », poursuit celui qui est aussi coresponsable de l’Institut Innovation sociale et publique de la HEG-FR. Or, comment atteindre l’agilité, qui implique des rôles échangeables et une mixité de compétences dans les cercles de décision, lorsque la rémunération est fondée sur les critères classiques du statut hiérarchique ou du degré de formation ? Dans une entreprise agile, le système des salaires devrait au contraire s’aligner sur des valeurs telles que la transparence, l’équité et la participation.

Des entreprises séduites par la rémunération agile

L’adéquation entre les valeurs des entreprises et leur système de rémunération représente d’ailleurs un aspect encore peu couvert par la recherche. « À défaut de pouvoir travailler sur des corpus existants, nous avons décidé d’aller voir ce qu’il en est sur le terrain, explique Silna Borter. Nous nous sommes concentrés sur une douzaine d’études de cas. Nos conclusions sont basées, d’une part, sur des données mises publiquement à disposition par des sociétés et, d’autre part, sur des entretiens réalisés dans des PME. » À noter que toutes les structures passées en revue n’avaient pas forcément un modèle de fonctionnement dit holacratique (c’est-à-dire mettant au centre un management horizontal). « C’est d’ailleurs l’une des surprises qui s’est dégagée de nos résultats, poursuit la professeure. Même parmi les entreprises très attachées à une organisation pyramidale, de plus en plus sont séduites par certaines composantes de la rémunération agile. »

Sans surprise, les exemples les plus aboutis de rémunérations basées sur des critères agiles sont à chercher du côté d’entreprises pionnières en matière de transparence, d’équité et d’autodétermination. Certaines ont même recours à la rémunération participative, un système où les collaborateurs peuvent, collectivement ou personnellement, se prononcer sur les principes et/ou le contenu des salaires. L’agence digitale Liip et le fabricant de sacs Freitag, sur le management desquels de nombreux articles ont déjà été écrits, donnent une fois de plus le ton. Chez Liip, fini, les bonus individuels et les négociations salariales. Quant au ratio entre la rémunération la plus élevée et la plus basse, il plafonne à 2,5, ce qui est très bas. Une fois par année, les collaboratrices et les collaborateurs choisissent cinq collègues pour évaluer leurs salaires. Quant aux critères déterminant la part fixe de la rémunération, ils peuvent être renégociés. Du côté de Freitag, on a recours à des organismes externes certifiant l’équité entre les salaires. Ici aussi, le ratio entre la rémunération la plus élevée et la plus basse (à savoir 4) est bas. Les employé·es sont invités à s’exprimer sur la part variable de leur salaire, ainsi que sur celle de leurs collègues.

Un moyen de se démarquer

Globalement, les structures sous la loupe des chercheur·es tirent un bilan positif de leurs expérimentations – plus ou moins poussées – avec la rémunération basée sur des critères agiles. « À une époque où les entreprises se disputent la main-d’œuvre qualifiée, ces modèles semblent présenter un avantage non négligeable en termes de marque employeur 1La « marque employeur » est un concept marketing appliqué aux ressources humaines qui a émergé dans les années 1990. Son objectif consiste à construire une image positive d’une entreprise en tant qu’employeur afin d’attirer et de retenir les meilleurs candidat·es. Pour cela, l’entreprise doit maîtriser les informations sur ses métiers, ses systèmes de salaires ou ses conditions de travail, ainsi que sur ses engagements.« , rapporte Silna Borter. Ils offrent davantage de flexibilité, un élément que recherchent un nombre croissant de candidat·es. Des changements de rôles au sein même de la société sont ainsi envisageables au fil du parcours de vie. « Prenons l’exemple d’un employé·e souhaitant renoncer à une partie de ses responsabilités – et de son salaire – pour des raisons familiales. Rien ne l’empêchera d’intensifier son engagement une fois ses enfants plus âgés.  On casse ainsi le schéma classique, voire rigide, de la trajectoire de carrière linéaire ascendante. »

Parmi les autres avantages relevés figure le fait que des entreprises novatrices – telles que Freitag – comptent de nombreux emplois qui n’existent nulle part ailleurs sur le marché, et pour lesquels il est donc difficile de se raccrocher à une grille de salaires standard. La société de services Loyco, elle, met en avant une cohésion interne accrue, ainsi qu’une meilleure compréhension par les collaboratrices et collaborateurs des problématiques des métiers et des processus transversaux.

Silna Borter et Mathias Rossi considèrent que davantage d’entreprises devraient faire le pas, notamment en ouvrant une partie de leur rémunération à une démarche participative. « L’un des buts de notre recherche consistait d’ailleurs à inciter par l’exemple », souligne la professeure de la HEIG-VD. Mais changer de modèle est-il possible (et réaliste) pour tous les types d’organisations ? « En théorie, oui, répond Silna Borter. À condition bien sûr que la culture de l’organisation se prête à une telle évolution. » Difficile en effet d’imaginer une entreprise ultra-hiérarchisée tenter le grand saut. En outre, « il ressort de nos recherches que la transformation du système demande du temps et des ressources ». En cas de fusion ou de difficultés financières, mieux vaut renoncer. Mathias Rossi avertit pour sa part que, « dans tous les cas, l’adoption d’un modèle de rémunération basé sur des critères agiles doit être bien encadrée ».