Le FabLab de Neuchâtel ouvre ses portes – et ses machines – aux chercheur·es, aux étudiant·es et au public. Au-delà du seul atelier de fabrication numérique, cet espace hybride fait le pont entre école et Cité.

TEXTE | Patricia Michaud

Les deux hommes sont côte à côte, penchés sur l’ordinateur. Des motifs colorés, dont la forme rappelle celle des roues des montres mécaniques, remplissent l’écran. À côté d’eux, une machine ressemblant à s’y méprendre à un congélateur bahut émet un ronronnement. Ce matin-là, la découpeuse laser Speedy 400 est la seule des machines du FabLab de Neuchâtel (ou Fablab Neuch) en cours d’utilisation. C’est un chercheur indépendant, actif dans la biologie végétale, qui est venu s’en servir pour fabriquer une pièce qu’il a conçue dans le cadre d’une expérience de laboratoire. Jérôme Mizeret, professeur et cofondateur de la structure située sur le campus de la Haute école Arc – HE-Arc – HES-SO, est en train de l’aider à calibrer la machine et à fabriquer l’objet.

Le coin abritant l’impressionnante collection d’imprimantes 3D – qui constitue en quelque sorte la marque de fabrique de l’antenne neuchâteloise des fablabs – est pour l’heure silencieux. Et c’est tant mieux, car Gaëtan Bussy, l’autre cofondateur du FabLab Neuch, peut prendre son temps pour raconter ce lieu créé il y a dix ans. Non sans avoir d’abord fait chauffer la machine à café et installé son interlocutrice dans l’espace lounge coloré dont le rôle est plus important qu’il n’y paraît : « S’asseoir ensemble, parler, échanger, tout cela fait partie intégrante de la philosophie DIT (Do it together) au cœur du concept de fablab, souligne l’adjoint scientifique à la HE-Arc. En Suisse, on doit un peu encourager cet esprit de co-création, qui ne va pas franchement de soi, contrairement aux États-Unis. »

Un concept formalisé au MIT

Contraction des termes anglais « fabrication » et « laboratory », un fablab est avant tout un atelier de fabrication numérique ouvert à tout public. équipé de machines traditionnellement réservées aux professionnel·les, il permet le prototypage, la production à petite échelle et la réparation d’objets en tous genres, du jouet au bougeoir en passant par la pancarte, l’instrument de musique et la pièce pour mécanisme de chasse d’eau. Le concept a été formalisé au début des années 2000 par le professeur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) Neil Gershenfeld. À l’échelle mondiale, on recense actuellement près de 1500 fablabs répartis dans plus de 90 pays. Outre des machines, ces espaces mettent généralement à disposition des logiciels, ainsi que des solutions libres et open source. En échange, les utilisatrices et les utilisateurs s’engagent à respecter une charte de gouvernance, qui interdit de fabriquer des objets nuisant à autrui, encourage à s’entraider et à partager ses résultats avec d’autres.

Le premier fablab helvétique a ouvert ses portes à Lucerne en 2011. Un an plus tard, c’était au tour du FabLab Neuch de voir le jour. Tout comme leurs homologues lucernois, Jérôme Mizeret et Gaëtan Bussy ont choisi de l’intégrer à la haute école locale plutôt que de se lancer – comme c’est le cas de certains fablabs – sous la forme d’une association indépendante. « Notre idée a immédiatement séduit la direction de la HE-Arc, qui nous a accordé son soutien logistique et financier », souligne Jérôme Mizeret, dont les services ne sont plus requis du côté de la découpeuse laser. Désormais, le FabLab Neuch tourne grâce à un financement mixte entre soutien public au titre de la formation tertiaire, contributions des utilisatrices et utilisateurs sous forme d’abonnements, projets de recherche et offres de formations aux étudiant·es de la HES-SO ainsi qu’à des tiers.

En tant qu’institut de recherche et d’enseignement de la HE-Arc, cette structure est active autour de thématiques telles que l’anthropotechnologie, l’économie ouverte et circulaire ou encore le low tech. « Nous participons également à des projets de recherche dans le domaine de l’innovation pédagogique, la conception centrée utilisatrices et utilisateurs, le handicap et l’innovation sociale », précise Jérôme Mizeret. Depuis 2019, le FabLab Neuch intègre notamment une approche d’enseignement par projet. Chaque année, des étudiant·es en ergothérapie de la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO explorent la fabrication numérique lors d’un projet d’adaptation de jouets pour des enfants en situation de handicap. Un cours qui fusion­ne théorie et pratique tout en développant agilité et intelligence collective.

Une guitare en boîtes à cigares

« Le lien avec la HES-SO nous permet de cons­truire des ponts entre la technique et les sciences sociales, mais aussi entre l’école et la Cité, donc de coller à la conception qui sous-tendait toute notre démarche il y a dix ans », poursuit Jérôme Mizeret. La notion de tiers-lieu figure au cœur de cette vision et, plus globalement, de la culture fablab. « C’est le sociologue américain Ray Oldenburg (1932-2022) qui a introduit ce concept à la fin des années 1980 en référence à des lieux hybrides, situés en dehors de la maison et du bureau, explique Gaëtan Bussy. Il peut s’agir d’un bar, d’une bibliothèque, d’un fitness… ou d’un fablab. » Se situant entre l’espace public et l’espace privé, tout en étant ouverts à tous – quels que soient le genre, l’âge, le niveau de formation, la nationalité – les tiers-lieux sont particulièrement propices au développement économique, à l’activation des ressources locales, à l’innovation sociale et aux rencontres informelles. « Il y a quelques semaines, un utilisateur qui projetait de fabriquer une guitare avec des boîtes à cigares s’est retrouvé ici exactement en même temps qu’une personne en train de fabriquer… des boîtes à cigares. Elles ont tout naturellement mis leurs forces en commun. »

L’ouverture tous azimuts des fablabs se veut également la garante d’une forme d’empowerment. « La technologie devrait faire partie de la culture générale. Aider les gens à reprendre le contrôle de la technologie participe à l’effort contre la rupture numérique, note Gaëtan Bussy. De l’échange vient la créativité, suivie par l’action ; en ce sens, les fablabs sont des transformateurs de société. » C’est justement afin de garantir l’échange et le partage fluide des idées que la notion d’ouverture – et d’open source – est centrale dans les espaces de type fablab. À la base, l’open source consiste à développer un logiciel informatique en laissant son code source en libre accès afin que d’autres puissent l’utiliser, l’adapter, l’améliorer. Un exemple célèbre est le navigateur web Mozilla Firefox. Désormais, l’open source s’étend à de nombreux domaines et industries. Le mouvement open hardware, qui permet d’utiliser librement les plans de fabrication d’un objet ou d’une machine, en est issu.

De l’imprimante au cor des Alpes

« La communauté fablab, en tant que réseau mondial connecté, est bien placée pour contribuer au développement de l’open source et de l’open hardware », commente Gaëtan Bussy. Il y a quelques années, le FabLab Neuch a notamment participé à la conception d’un pinceau électrolytique pour le nettoyage d’objets patrimoniaux comme des pièces d’orfèvrerie ancienne (un article à ce sujet est paru dans Hémisphères 25, ndlr). « Nous avons réalisé un kit permettant de reproduire le pinceau dans n’importe quel fablab de la planète à l’aide de plusieurs outils de fabrication numérique. »

Le chercheur est interrompu dans son explication par le bruit d’une moto en train de se parquer à côté de l’entrée du FabLab. Son propriétaire apparaît, casque à la main. Non, il n’est pas venu imprimer ou découper une pièce de rechange pour son fringant bolide. « Il s’agit d’un super user, un de nos utilisateurs les plus réguliers qui, en échange d’un accès au FabLab, donne des coups de main aux autres makers« , explique Jérôme Mizeret. En effet, il n’est pas rare que certains bricoleuses et bricoleurs n’aient jamais touché une machine de fabrication numérique de leur vie avant de franchir la porte vitrée du FabLab.

« Il y a quelques mois, une enseignante retraitée qui venait de se mettre au cor des Alpes est venue imprimer des embouchures, rapporte Gaëtan Bussy. Emballés par le résultat, nous avons eu l’idée d’imprimer un instrument entier. » L’équipe du FabLab a modélisé une version numérique de cor des Alpes sur la base de plans trouvés sur internet, qui avaient été mis en ligne par un Américain. « Moyennant une quarantaine de francs de matière, nous avons donc pu fabriquer un cor des Alpes. » Certes beaucoup moins élégant que la version classique en bois. Mais il pourrait faire l’affaire pour des débutant·es. Et le cofondateur du FabLab Neuch de plaisanter : « Comme quoi technologie et tradition vont très bien ensemble. »


Trois questions à Antoine Perruchoud

L’innovation ouverte se trouve au cœur des fablabs, mais aussi du Master HES-SO Innokick. Pour Antoine Perruchoud, professeur d’économie dans ce cursus, l’approche se situe à l’opposé de la culture du secret.

HEMISPHERES 26 La ou l open source regne en maitre Antoine Perruchoud
© Bertrand Rey

Le Master Innokick propose une approche de l’innovation unique en Suisse. En quoi ce cursus est-il novateur ?

AP Ce qui fait la particularité du Master Innokick, c’est son caractère interdisciplinaire. Cette formation est ouverte à des personnes ayant étudié l’ingénierie, l’économie ou le design. Chaque volée compte une quarantaine d’étudiant·es, répartis en six groupes mixtes, c’est-à-dire comportant des personnes issues de différentes disciplines. Chaque groupe reçoit un mandat axé sur la collaboration avec une entreprise confrontée à un défi en termes d’innovation.

La notion d’ »open innovation » figure donc au cœur de la démarche Innokick. Comment la définiriez-vous ?

Pour une entreprise, l’open innovation consiste à ouvrir ses portes pour y faire entrer de l’innovation venue de l’extérieur. Les meilleurs contre-exemples, ce sont le géant Apple et les grands groupes pharmaceutiques : tout y est secret, fermé. À l’inverse, lorsque que Google s’est lancé sur le marché de la téléphonie mobile en 2007, il a invité tous les développeuses et développeurs du monde à plancher sur un nouveau système d’exploitation. Android en a découlé, avec le succès que l’on connaît. La célèbre marque de briques de construction Lego a également misé sur l’innovation ouverte avec ses client·es afin de réorienter sa stratégie après des années difficiles.

Est-ce que l’innovation ouverte est le modèle du futur, qui provoquera de facto la mort de son pendant historique, l’innovation fermée ?

Non, innovations ouverte et fermée vont probable­ment continuer à coexister. La généralisation d’internet – et l’arrivée de nombreuses plateformes de crowdsourcing – a certes fait exploser l’innovation ouverte. Reste que dans certains secteurs, l’inno­vation fermée demeure nécessaire, notamment pour des questions de confi­dentialité. Cela entraîne parfois des débats éthiques houleux. Est-il acceptable que des producteurs de médicaments verrouillent leurs inventions par des brevets alors que dans certains pays, l’accès aux soins n’est pas garanti ? Cette réflexion concerne d’autres domaines, par exemple l’environnement. Elon Musk, le patron de Tesla, a ainsi décidé de faire passer en open source l’intégralité des brevets liés à ses véhicules électriques, afin de contribuer à accélérer la transition énergétique.


Booster l’innovation collaborative dans les soins et la santé

Le domaine des soins et de la santé fourmille de projets innovants. Pourtant, trop souvent encore, leurs conceptrices et concepteurs peinent à concrétiser leur solution, à la mettre sur le marché ou à la diffuser à large échelle. Or, il suffit généralement d’une impulsion pour faire avancer une idée. Cette impulsion, l’Institut et Haute École de Santé La Source – HES-SO, en collaboration avec le Canton de Vaud, la soutient depuis janvier 2022 à travers le Hands-on Human Health Hub (H4). Ce hub collaboratif, qui réunit les actrices et acteurs vaudois de l’innovation dans les soins et la santé en une grande communauté multidisciplinaire, a pour mission principale d’accompagner les individus et les entreprises (de la start-up à la PME) dans leur projet.

Le H4 apporte des analyses et des services pour évaluer le projet, orienter les actions nécessaires à son évolution, lancer une phase d’expérimentation préclinique, accéder
à des expertises, des infrastructures ou des utilisatrices et utilisateurs, ou encore trouver des partenaires et des sources de financement. Parmis les 40 projets déposés sur le site H4 depuis son lancement figurent par exemple Swiss Indoor Tracking (un système pour le suivi en temps réel des objets à l’intérieur des bâtiments hospitaliers), MRM (un dispositif permettant de simuler un massage intensif des jambes ou des bras à l’aide d’un mouvement horizontal), ou encore Shelduck TV (un petit boîtier qui se branche sur un écran et permet aux patient·es de voyager vers les plus beaux paysages de Suisse et du monde).