HEMISPHERES-N°25 Vivre avec les instabilités // www.revuehemispheres.ch

« Nous n’avons pas assez investi dans les infrastructures de production électrique »

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La part de production électrique renouvelable progresse en Suisse. Mais pour assurer la stabilité de l’approvisionnement en électricité et du réseau électrique lui-même, des investissements structurels sont nécessaires.

TEXTE | Clément Etter

En 2022, le nombre d’installations photovoltaïques a doublé en Suisse et la production atteint désormais 6% de la production totale d’électricité, soit une hausse de 25% par rapport à 2021. Le reste de la production électrique renouvelable est assuré par l’énergie hydraulique, qui représente environ 60% de la production totale. Pour Philippe Jacquod, professeur à la HES-SO Valais-Wallis – Haute École d’Ingénierie – HEI, la progression du renouvelable nécessite des ajustements afin d’assurer la stabilité des réseaux.

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Le professeur Philippe Jacquod travaille sur un projet qui étudie la dynamique et la propagation de perturbations dans les réseaux électriques en lien avec la montée en puissance des énergies renouvelables. | © BERTRAND REY

Comment fonctionne l’approvisionnement d’électricité en Suisse ?
La Suisse est intégrée au réseau électrique européen, que l’on peut représenter comme un gros réservoir d’eau : des gens le remplissent et nous buvons l’eau sans savoir qui l’a livrée. Du point de vue électrique, tout ce qui se passe en Europe affecte la Suisse. Il existe aussi des fluctuations journalières. En fonction des pics de consommation ou des heures creuses, nous importons ou exportons de l’électricité. Les grands barrages permettent de répondre à cette demande, car ils peuvent produire selon le besoin. Enfin, les saisons entraînent également des fluctuations de production, liées à l’hydraulique de barrage : au printemps et en été, la fonte des neiges entraîne une grande rentrée d’eau et le surplus de production électrique est exporté. En hiver, il y a moins de rentrées d’eau alors que la demande est plus importante. Nous devons alors importer de l’électricité.

Quels sont les facteurs qui influencent la stabilité du réseau électrique ?
Un des facteurs est lié à la physique. Les réseaux électriques sont des systèmes « dynamiques » : ils peuvent être stables, c’est-à-dire résister à une légère perturbation qui sera amortie, ou instables, où la perturbation augmente avec le temps. Une autre forme de stabilité concerne l’approvisionnement de l’électricité. En Suisse et en Europe, il y a eu un manque d’investissements infrastructurels à ce niveau. C’est le principal problème actuel pour la stabilité de l’approvisionnement en électricité. Nous n’avons pas assez d’infrastructures de production, notamment pour l’hiver. Cela concerne toutes les sources d’électricité. En Allemagne, il manque des lignes électriques. Cela s’explique par le marché de l’électricité qui a été libéralisé : le coût est plus bas pour les consommatrices et les consommateurs, mais le problème est qu’il n’y a plus d’investissement dans les infrastructures. En plus de ces raisons, on trouve bien sûr des soucis de stabilité conjoncturels, comme la guerre en Ukraine. À l’avenir, il faudra donc investir dans le photovoltaïque et l’éolien pour combler les manques. Mais cela impactera fatalement la stabilité des réseaux.

Précisément, quel rôle joue la production renouvelable sur la stabilité des réseaux ?
Les nouveaux renouvelables (photovoltaïque, éolien) jouent un rôle sur la stabilité technique du réseau lui-même. Ce sont des sources d’énergie intermittentes, car la présence de nuages ou le manque de vent entraînent des fluctuations de production. Pour l’instant, nous pouvons les absorber avec les réserves des barrages. Mais à terme, la production photovoltaïque devrait atteindre, voire dépasser 30% de la production électrique annuelle totale, et sur certains moments de la journée, excéder 50%. Nous aurons sûrement des problèmes de stabilité. Nous devons donc travailler là-dessus.

Quels sont vos projets de recherche en lien avec la stabilité des réseaux électriques ?
Un de nos projets, financé par l’Office fédéral de l’armement, vise à détecter les cyberattaques sur les réseaux électriques. Nous avons considéré une attaque qui viendrait polluer le système d’acquisition de données, par exemple en livrant l’information qu’une centrale est en fonctionnement alors qu’elle ne l’est pas. Si rien n’est fait, l’opérateur pourrait prendre une mauvaise décision. C’est pourquoi nous examinons quelle attaque pourrait induire le plus l’opérateur en erreur et comment la détecter rapidement au moyen d’algorithmes de machine learning. Dans un autre projet financé par le Fonds national suisse, nous étudions la dynamique et la propagation de perturbations dans les réseaux électriques à l’aube de la montée en puissance des nouveaux renouvelables. Le but est d’anticiper ces nouveaux problèmes. Nous nous demandons ce qui se passe sur le réseau quand se produit un événement inattendu, comme une centrale déconnectée du réseau pour une raison de sécurité automatique. Nous étudions la question à l’aide d’un modèle numérique du réseau européen, mais aussi en appliquant des méthodes de physique théorique. Finalement, en collaboration avec Swissgrid, l’opérateur national du réseau à très haute tension, nous avons développé des méthodes pour prédire la production électrique, dans le cas où la production des nouveaux renouvelables fluctue. Un deuxième aspect de la recherche concerne les mesures de contrôle du réseau par l’opérateur. Nous explorons les possibilités de contrôle en jouant sur la connexion entre les lignes qui intègrent une station.