Plusieurs études se sont récemment penchées sur la situation des artistes en Suisse romande. Si la précarité est répandue dans ce secteur, les expert·es notent une forte attractivité de ces métiers, ainsi qu’une augmentation du niveau de formation.
TEXTE | Aurélie Toninato
ILLUSTRATION | Pawel Jonca
Justine Tornay, 25 ans, est chanteuse et trompettiste. Cette étudiante en Master en interprétation – option performer composer – en jazz à l’HEMU – Haute École de Musique – HES-SO à Lausanne quittera bientôt le cocon académique pour le monde professionnel culturel. C’est un saut dans le vide pour tout étudiant·e. Mais le plongeon est plus vertigineux dans le domaine des arts que dans d’autres. « L’économie des arts de la scène, basée sur une grande incertitude et instabilité, est très particulière, souligne Mathias Rota, adjoint scientifique à la HE-Arc Gestion (HEG-Arc) – HES-SO à Neuchâtel, qui a conduit une étude centrée sur les domaines du théâtre et de la danse, sur mandat de la Commission romande de diffusion des spectacles (Corodis). La précarité est endémique dans ce système. »
Une problématique qu’a encore aggravée la pandémie. Un sondage mené par la Task Force Culture romande auprès de 513 personnes et 270 entreprises du secteur culturel romand fin 2020-début 2021 révélait alors que plus d’un quart des entreprises étaient dans une situation « grave ou catastrophique » et que près de la moitié des actrices et acteurs culturels disaient vivre une situation financière difficile. En outre, 43% d’entre eux craignaient de devoir quitter leur profession pour des raisons financières.
Surchauffe du milieu culturel
Un autre facteur alimente cette instabilité : la forte attractivité des métiers culturels. Entre 2011 et 2019, les emplois dans la catégorie « Troupes de théâtre et de ballets » ont augmenté de 31% – plus 60% en Suisse romande ! – contre 9% pour tous les autres secteurs de l’économie en Suisse. Il en découle une « surchauffe », un terme qui qualifie le risque de spectacles toujours plus nombreux alors que le nombre de lieux pour les accueillir reste le même, d’une offre qui croît plus rapidement que la demande du public et de financements qui augmentent moins vite que les productions, analyse Mathias Rota.
L’étude Corodis rapporte qu’en moyenne, les employé·es au sein de théâtres et de compagnies ont un revenu inférieur au revenu médian suisse – avec de grands écarts entre homme et femme –, malgré un niveau de formation élevé. Les contrats à durée indéterminée (CDI) sont la norme dans les théâtres alors que les contrats à durée déterminée (CDD) le sont dans les compagnies. « Le milieu culturel repose sur une économie de prototypes, des projets dont les résultats sont incertains, ce qui rend difficile la garantie d’un emploi sur le long terme », soutient l’adjoint scientifique.
Marie-Aude Guignard, 46 ans, comédienne, metteuse en scène, performeuse et dramaturge, confirme ne jamais avoir vu la couleur d’un CDI. « C’est la norme d’être en CDD, plus ou moins longs, dans mon milieu. » Si elle accuse des périodes d’incertitude et de stress plus intenses certains mois, elle estime néanmoins vivre « relativement décemment ». Dès sa sortie du Conservatoire, elle a eu une pratique pluridisciplinaire des arts de la scène – interprétation, mise en scène, performance, écriture – et s’est également formée à la médiation culturelle et en dramaturgie et performance du texte à l’Université de Lausanne et à La Manufacture – Haute école des arts de la scène – HES-SO. « Cette diversité d’approches et mes intérêts variés ont pu contribuer à me permettre de vivre de mon métier. » Elle touche également le chômage en intermittence, hors périodes de contrats, « et heureusement ! Il est très difficile en Suisse romande de vivre sans ce droit. »
La multi-activité comme norme
Certains artistes doivent jongler avec d’autres activités en parallèle, parfois dans des domaines très différents. Près d’un quart des 299 personnes sondées dans le cadre de l’étude Corodis déclarent ainsi cumuler plusieurs emplois, de comptable à éducateur canin, de webmaster à serveuse. Un comédien interrogé explique ainsi travailler dans une banque, alors qu’il a fondé sa compagnie en 2015. « Ceux qui vivent du théâtre sont les employés des théâtres, pas les artistes qui y jouent ! » déplore-t-il.
Cette multi-activité se retrouve chez les musicien-es. L’enquête Musicians’ lives, dirigée par Marc Perrenoud, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences sociales – Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, menée entre 2012 et 2015, associe observation de terrain et entretiens auprès de 120 musicien·nes romand·es. Elle a montré que seul un tiers gagnait sa vie presque exclusivement de la scène. Un autre tiers tirait ses revenus de la scène couplés à des revenus liés à la création, et un dernier tiers, le plus gros, tirait sa principale ressource de l’enseignement. « La petite taille du territoire suisse et son fractionnement linguistique ne permettent pas aux musicien·nes de ‹ne faire que ça› et de vivre de leur art », commente l’auteur, qui collabore actuellement à une autre recherche collaborative sur les alumni jazz de l’HEMU.
Justine Tornay a beau être encore étudiante, elle enseigne déjà dans des écoles privées et compte continuer une fois son cursus achevé. « Cette part d’activité ‹alimentaire› est presque une nécessité, mon activité professionnelle va être instable, relève-t-elle. Tous les alumni que je connais font pareil. Le challenge sera de garder un équilibre avec le côté créatif – les performances, la composition. » L’apport de bourses pourrait aussi l’aider à conserver cet équilibre – elle est d’ailleurs lauréate du Prix Mentorat 2022 du Cully Jazz Festival.
Une spécificité accroît encore l’instabilité professionnelle des musicien·nes. Dans son livre Vivre de la musique ? coécrit avec Pierre Bataille en 2019, Marc Perrenoud rapporte que la majeure partie d’entre eux ne parvient pas à toucher les indemnisations chômage. « L’intermittence à la française permet d’espérer vivre uniquement grâce aux revenus liés aux activités musicales à vocation créative – près de 40% des intermittent·es indemnisé·es sont d’ailleurs des musicien·nes. En Suisse, à la place de ce statut, il existe un mode d’accès à l’assurance chômage spécifiquement dédié aux travailleuses et aux travailleurs intermittents. Or, les conditions sont très contraignantes et, contrairement aux comédien·nes et danseuses et danseurs qui peuvent cumuler des séquences d’emploi journalières à temps partiel ou à temps plein sur des périodes longues, les musicien·nes ont des engagements qui se comptent plutôt en heures, donc trop fractionnés pour toucher le chômage. » Ceux percevant le « chômage des artistes » sont par conséquent « rarissimes, à peine 5% des intermittent·es ».
Des pistes pour atténuer la précarité
Cette instabilité endémique du milieu culturel pourrait-elle être atténuée ? « Il n’y a pas une solution unique, compte tenu de la diversité des profils et des réalités, tant du côté des artistes que des compagnies et des institutions, estime le maître d’enseignement. Certains artistes sont très heureux avec 20% de salariat régulier et se contentent du système tel quel, alors que d’autres souhaiteraient une généralisation du salariat. » Marie-Aude Guignard indique devoir composer avec une incertitude qu’elle appréhende avec moins d’insouciance les années passant. « Si je pouvais choisir, j’exercerais mon métier en CDI, je jouirais ainsi d’une plus grande stabilité, tout en continuant à travailler sur des projets et avec des équipes variées. »
Diverses mesures pourraient être instaurées, poursuit Marc Perrenoud. Mieux reconnaître les lieux de diffusion et les soutenir davantage, augmenter le budget alloué à la culture. Mathias Rota y est aussi favorable, rappelant qu’en l’absence de financements supplémentaires provenant des pouvoirs publics ou d’un accroissement des recettes, la fin de la précarité semble un objectif difficilement atteignable. L’adoption d’une convention collective de travail, ou au moins d’une charte de bonne conduite, la valorisation des années d’expériences, le développement de dispositifs pour combler les périodes creuses, des formations continues pour faciliter les reconversions sont d’autres mesures avancées. « L’État a aussi un rôle à jouer pour sensibiliser encore davantage les citoyen·nes à la culture, ajoute Mathias Rota. Pour avoir l’amour de l’art, il faut y avoir été initié. Il faut préparer la demande de demain. »
L’engouement croissant pour les études en art
Alors que le monde professionnel culturel est synonyme d’instabilité et de précarité, il connaît paradoxalement un engouement fort. L’étude Corodis menée par Mathias Rota de la HE-Arc Gestion (HEG-Arc) – HES-SO à Neuchâtel montre que cet attrait découle de divers facteurs sociaux, dont l’évolution du rapport au travail. « À la recherche de rémunération se substitue désormais la quête d’un épanouissement personnel, note-t-il. On est prêt à envisager une carrière risquée mais porteuse d’espoir et d’épanouissement. » Justine Tornay abonde : « Notre génération pense différemment. On est moins centré sur le côté sécurité. » Autre facteur : la perte d’exceptionnalité des carrières dans le domaine. Mathias Rota évoque une « sécularisation de la culture », induite notamment par la professionnalisation du secteur par l’État via l’augmentation des filières de formation. « Le développement de l’offre a stimulé la demande, les études artistiques sont mieux acceptées socialement », résume-t-il. « On peut dire en effet que ces métiers se sont démocratisés, abonde Marie-Aude Guignard. À mes débuts, quand je disais que j’étais comédienne, on me demandait toujours : ‹Tu fais quoi comme métier ?› Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. » Dernier facteur : une inadéquation entre le nombre croissant de diplômé·es dans les filières non artistiques et le marché de l’emploi. « Confrontés à l’incapacité de convertir leurs titres en emploi rémunérateur, des diplômé·es d’autres disciplines se tournent vers la culture, pourvoyeuse de rétributions plus symboliques », commente Mathias Rota. L’étude Corodis révèle d’ailleurs que le niveau de formation moyen est plus élevé dans les arts de la scène en Suisse romande que dans les autres secteurs de l’économie.