La paternité a connu de grandes transformations ces dernières décennies, avec notamment l’investissement des pères dans les soins aux enfants. Mais les femmes continuent d’effectuer les deux tiers du travail non rémunéré.

TEXTE | Geneviève Ruiz
ILLUSTRATION | Pawel Jonca

«Porter mon nouveau-né a représenté un moment absolument magique, confie Fabrice dans le film La naissance d’un père. Cet enfant qui me regardait avec toute l’innocence et tout l’amour du monde, je ne l’oublierai jamais…» Ces paroles révèlent toute l’émotion que peut ressentir un père à la naissance de son enfant. Un témoignage plutôt rare dans notre société. Et c’est précisément pour donner la parole aux hommes dans un domaine traditionnellement féminin que la filière sage-femme de HESAV – Haute école de Santé Vaud – HES-SO a mené, en partenariat avec l’association Maenner.ch, ce projet de documentaire1 1 Les cinq épisodes de ce film sont disponibles sur Naissancedunpere.ch. Le premier est intitulé Neuf mois pour devenir père, le second Le père à l’accouchement, le troisième Les débuts dans la vie familiale, le quatrième Les pères vus par les professionnel-le-s  et le dernier La diversité de la paternité dans les parentalités. Ce projet est actuellement diffusé en Suisse alémanique grâce au soutien de Promotion Santé Suisse. «Les hommes n’ont pas l’habitude de s’exprimer sur leur vécu de la grossesse, de l’accouchement ou des débuts dans leur nouvelle vie familiale, observe Yvonne Meyer responsable du projet et professeure à HESAV. Or la période périnatale représente de plus en plus une source de stress pour eux: ils souhaitent s’investir mais ne disposent pas de modèles et manquent d’informations. Ce film, dans lequel 18 jeunes pères romands de toutes nationalités et catégories sociales témoignent, de même que des professionnels, répond à une demande. Il a connu un joli succès.»

La naissance, une période de vulnérabilité

Gilles Crettenand, partenaire du projet La naissance d’un père chez Maenner.ch, souligne aussi que devenir père représente un moment de vulnérabilité psychique chez les hommes: «On observe des comportements 
à risque pour eux-mêmes et pour leur entourage, tels que surconsommation de substances, fuite, infidélité, etc. Beaucoup de couples se séparent durant la période périnatale. 
Des informations adéquates, des groupes de parole ou encore une écoute peuvent beaucoup aider pour prévenir ces situations de crise. Car je constate chez la grande majorité des pères actuels une forte volonté de s’investir dans la relation et l’éducation de leurs enfants. Cela représente un bouleversement par rapport aux générations antérieures.»

Mais il reste de nombreux obstacles qui ne permettent pas toujours à cette motivation de se concrétiser. à commencer par le monde du travail helvétique, qui implique une disponibilité sans faille pour l’entreprise et l’économie. «La sphère économique continue de véhiculer des valeurs traditionnelles de la virilité, peu compatibles avec une paternité investie, note Gilles Crettenand. Certains pères qui demandent un temps partiel sont victimes des moqueries, voire sont carrément mobbés.»

Professeure honoraire à la Haute école de travail social et de la santé – Lausanne – HETSL – HES-SO et sociologue de la famille, Marianne Modak insiste également sur la structure patriarcale persistante du marché du travail suisse, avec des emplois à temps partiel réservés aux mères. La double journée de travail se trouve ainsi programmée pour les femmes. «De leur côté, les pères conservent leur légitimité pour des emplois à plein temps, bien qu’ils ne soient plus les pourvoyeurs uniques du revenu de la famille, statut qui légitimait anciennement leur rôle paternel. La structure d’emploi actuelle continue de déterminer l’association des mères au travail domestique et des pères au travail salarié, ainsi que leur disponibilité.»

La sociologue confirme la transformation du statut et du rôle des pères depuis quarante ans, en particulier la perte de l’autorité paternelle et le principe d’égalité familiale. Leur investissement dans une proximité affective avec l’enfant est valorisé comme une nouvelle manière de témoigner leur attachement à leur progéniture. «Mais cet investissement est aussi à mettre en parallèle avec la fragilité du couple contemporain, en regard de laquelle le lien de filiation reste le seul à être pratiquement non réfutable. Il est donc devenu précieux, comme l’enfant, et les hommes y tiennent: ils savent qu’il ne suffit plus d’exercer une autorité par intermittence pour nourrir cette relation, qu’il faut des routines et des soins quotidiens. Cela leur garantit aussi que ce lien ne sera pas nécessairement affecté après une séparation du couple.»

Les tâches ingrates réalisées par les femmes

Si les pères ont conscience de l’importance de leur relation avec leurs enfants, ils ne sont pas prêts à sacrifier leur insertion dans l’emploi pour autant. Même s’ils ont augmenté le temps consacré aux tâches «ménagères et familiales» selon les termes de l’Office fédéral de la statistique, cela n’égalise pas les choses entre les sexes: deux tiers environ des travaux domestiques sont toujours réalisés par les femmes. «Il faut encore décortiquer ces statistiques, poursuit Marianne Modak, afin de distinguer la distribution des tâches «ménagères» (nettoyage, repassage, achats, etc.) des tâches «familiales» (effectuées dans la proximité avec l’enfant). Car ce sont ces dernières qui augmentent du côté des pères. Lors de mes enquêtes, j’ai entendu des pères me dire: «Je fais uniquement des choses dont mes enfants se souviendront». La lessive et toutes les tâches non rémunérées et répétitives les plus ingrates, de même que le soutien aux parents âgés, n’en font pas partie.»

Pour la sociologue, la question des «nouveaux pères» et de leur investissement affectif et émotionnel auprès de leur enfant n’en est pas une: personne ne doute de cet attachement. «La véritable question, l’enjeu central de la paternité est le partage égalitaire du travail non rémunéré, avec à l’horizon la justice entre les sexes.»

HEMISPHERES no 19 Bouleversements, mutations, transitions
La majorité des pères actuels a une forte volonté de s’investir dans la relation et l’éducation de ses enfants. Illustration réalisée par Pawel Jonca pour Hémisphères.

Avec son programme MenCare, Gilles Crettenand se bat précisément pour que les hommes suisses participent davantage au travail domestique, notamment durant des ateliers de préparation à la naissance. «S’occuper d’enfants, ce n’est pas juste remplir le frigo ou passer l’aspirateur, c’est surtout prendre une partie de la charge mentale domestique que la femme porte toute seule. C’est avoir le souci de penser et réaliser certaines tâches de la maison sans solliciter sa partenaire. Jusqu’à devenir père, la plupart des hommes se trouvent dans une position de bénéficiaire des soins. A la naissance de leur enfant, ils doivent devenir pourvoyeurs de soins. Ce n’est pas toujours une transition évidente, d’autant plus que le maternage relève culturellement de la sphère féminine dans notre société. Pour la première fois, les hommes n’ont pas le vent dans le dos. Mais c’est une opportunité unique pour les pères d’effectuer un travail sur eux et d’abandonner les stéréotypes rigides de leur éducation. Pour devenir un père soignant, ils doivent s’ouvrir à leurs émotions, à leur monde intérieur, savoir se montrer vulnérables, empathiques…»

Ce n’est que lorsque les pères refusent d’utiliser leur place au sein du ménage comme source d’autorité et qu’ils s’investissent dans le travail non rémunéré sans condition qu’ils contribuent à poursuivre les transformations sociales.

Mieux intégrer les hommes dans la période périnatale

L’investissement des pères dans les soins à leur famille se révèle d’autant plus important que la littérature scientifique démontre que cela diminue les comportements violents. Une relation forte avec le père serait aussi bénéfique aux enfants, qui seraient socialement plus compétents et moins sujets à la dépression. La période périnatale serait particulièrement cruciale pour favoriser les compétences des pères soignants, ainsi que pour développer le lien père-enfant. D’où l’importance d’un congé paternité, mais aussi, pour les professionnels de soins, de mieux prendre en compte les pères durant la grossesse, l’accouchement et durant les premiers mois de vie. Depuis 2015, l’OMS a par ailleurs invité les sages-femmes à mieux les intégrer pour favoriser la santé de la mère et de l’enfant.

Trouver des solutions pour prendre les pères en compte durant la période périnatale faisait également partie des objectifs du projet La naissance d’un père. Yvonne Meyer et son équipe ont mis au point une série de recommandations en invitant les maternités à les implémenter dans la pratique. Parmi celles-ci, il s’agit de garantir aux pères l’accès aux professionnels de la périnatalité pour leur permettre une égalité des chances de donner les soins aux nourrissons, d’organiser un soutien psychosocial additionnel aux pères si des problèmes sont révélés, ou encore d’encourager et responsabiliser les pères à être des partenaires égaux et présents dans toutes les décisions concernant la santé de leur enfant. Des principes qui pourraient les soutenir dans leur métamorphose entamée il y a une quarantaine d’années. Et combler le décalage persistant entre les intentions et la réalité.