Des entreprises rapatrient leur production en Suisse tout en restant compétitives. Une utopie? Depuis quelques années, cette voie devient possible moyennant certaines innovations. Des chercheur.es accompagnent l’industrie sur cette voie dans le cadre d’un projet neuchâtelois.
TEXTE | Muriel Sudano
Un bijou unique, fabriqué sur mesure à côté de chez soi, le tout en quelques heures. Un artisanat industriel personnalisé, au prix des grandes séries, grâce aux technologies digitales. C’est le monde qui se dessine grâce à un prototype de micro-usine développé au MicroLean Lab, un projet piloté par la Haute école Arc Ingénierie de Neuchâtel – HE-Arc – HES-SO. Idéaliste? Pas vraiment: cette idée sert actuellement de base à plusieurs équipes de la HE-Arc et aux entreprises qui prennent part à l’aventure pour révolutionner la fabrication microtechnique helvétique. L’enjeu: une production de proximité, plus écologique, plus cohérente, mieux adaptée aux besoins et, bien sûr, pas plus chère qu’une production de masse.
Produire moins cher en Suisse, c’est possible. Mais il faut un outil et une chaîne de production adaptés, comme le MicroLean Lab. Cette micro-usine fonctionne à la manière d’un smartphone standard, dans lequel on ajoute les applications en fonction des besoins. // Photos: Serge-André Maire
Adapter les outils et les chaînes de production
L’industrie microtechnique fait partie de l’ADN de la Suisse, notamment dans le domaine de l’horlogerie. Mais pour usiner à la perfection des pièces de 2 grammes, elle utilise des machines démesurément grandes, à la mise en œuvre complexe, longue, et donc coûteuse. Une «aberration», selon les termes de Florian Serex, responsable du MicroLean Lab, à laquelle il entend remédier: «Nous voulons montrer que la haute précision est possible sur une machine non seulement beaucoup plus petite, mais aussi capable de gérer de façon autonome chaque processus, de l’usinage de la pièce à la personnalisation d’un décor, en passant par l’évacuation des copeaux au nettoyage.» La micro-usine permettra une production entièrement autonomisée, gérée par une intelligence centrale qui coordonne un réseau de blocs technologiques interconnectés: fraiseuse cinq axes, imprimante 3D, station de décolletage, par exemple, que l’on peut programmer et configurer en fonction de la demande. «C’est un peu comme un smartphone standard dans lequel on ajoute les applications dont on a besoin», illustre l’ingénieur neuchâtelois.
Pour son collègue Max Monti, responsable Partenariats et Valorisation à la HE-Arc, le MicroLean Lab doit conduire les industriels à repenser leur production et à entrer dans une logique de proximité. La demande pour des produits locaux et personnalisés, ainsi que la difficulté croissante à trouver de la main-d’œuvre qualifiée dans les pays à faibles coûts salariaux plaident en faveur de la re-localisation. Les enjeux sont bien sûr aussi écologiques. La petite taille de la micro-usine de la HE-Arc permet d’envisager une re-localisation vers des centres urbains: en rapprochant le lieu de production du lieu d’utilisation, on évite les allers-retours de matières, mais aussi le déplacement de personnel vers les périphéries. La consommation d’énergie est également réduite d’un facteur 100 par rapport à une machine standard. Enfin, finis les stocks qui dorment, on produit ce dont on a besoin: «Grâce à une méthode de production ‹légère›, la micro-usine pourra fabriquer à la demande des petites séries et même des pièces uniques, à un tarif identique à celui de la production de masse, souligne Max Monti. Produire moins cher en Suisse, c’est possible. Mais il faut un outil et une chaîne de production adaptés.»
Des relocalisations qui dynamisent les territoires
Les ingénieur·es de la haute école neuchâteloise ont constitué une communauté d’intérêt rassemblant plusieurs industriels de l’Arc jurassien: quatre grands groupes horlogers et une douzaine de PME. «Une belle dynamique se met en place entre nos partenaires, se réjouit Florian Serex. Ils s’organisent et discutent ensemble, même entre concurrents. Au début, nous devions les convaincre de participer. Aujourd’hui, nous redoublons d’efforts pour suivre leurs idées.» Les nouvelles technologies et la re-localisation des usines permettent de redynamiser tout un territoire. Thierry Bregnard, professeur à la HE-Arc Gestion, apporte son expertise en travaillant sur le modèle d’affaires du MicroLean Lab. Selon lui, les nouveaux outils de l’industrie 4.01L’industrie a connu plusieurs révolutions dans l’histoire. La première est en lien avec la machine à vapeur durant le XVIIIe siècle, pendant que la deuxième est amenée par l’électricité, la mécanique et le développement des transports. Dans le courant du XXe siècle, la troisième révolution a lieu grâce à l’électronique et aux télécommunications. La quatrième révolution, en cours, transforme la façon dont les entreprises fabriquent leurs produits, en intégrant l’internet des objets ou l’intelligence artificielle. conduisent à des économies plus ouvertes. «On quitte l’économie de la propriété exclusive pour une économie de partage, souligne-t-il. Il faut peut-être imaginer ne plus vendre des équipements, mais les mettre à disposition dans le cadre de solutions globales et complètes.»
La micro-usine fait appel à l’automatisation plutôt qu’à une main-d’œuvre humaine, qualifiée et chère. Ses coûts d’exploitation sont donc réduits, ce qui est non seulement positif pour le porte-monnaie des clientes et des clients, mais rend aussi la fabrication accessible aux entreprises. Seul bémol à cette innovation: des métiers vont inéluctablement disparaître. «Les conséquences sur l’emploi, si cette transition est mal gérée, m’inquiètent évidemment, confie Florian Serex. Il est de notre devoir de questionner la société et les politiques pour que ces changements soient anticipés. Nous devons réfléchir à adapter les compétences, en particulier grâce à la formation continue.» Pour les ingénieur.es de la HE-Arc, pas question pour autant de manquer le virage 4.0 dans un pays comme la Suisse, qui dispose des ressources financières, autant que du niveau de formation et des technologies pour l’amorcer. Pour Max Monti, il s’agit de maîtriser cette nouvelle révolution industrielle, plutôt que de la subir. «Dans toute transition technologique, il y a des changements de compétences et d’affectations des ressources qui s’opèrent, rappelle également Thierry Bregnard. On peut imaginer des transferts de compétences vers de nouveaux emplois, par exemple dans le domaine du développement durable ou de la protection de l’environnement. L’enjeu sera d’accompagner les personnes dont le métier va disparaître, en particulier les moins qualifiées.» Les trois experts restent sereins et rappellent que nous ne sommes pas obligés de tout automatiser non plus. Florian Serex conclut en souriant: «Il y aura toujours des artisans artistes chez les horlogers.»