Le renoncement aux soins représente une tendance croissante. Il concerne particulièrement la classe moyenne inférieure qui n’a pas droit aux aides étatiques. Il pousse les personnes concernées à développer des stratégies alternatives pour satisfaire, au moins partiellement, leurs besoins de santé.
TEXTE | Geneviève Ruiz
ILLUSTRATION | Pawel Jonca
Dans une étude publiée en 2016, l’Observatoire suisse de la santé indiquait que le renoncement à des soins, à des traitements ou à des contrôles médicaux pour des raisons financières était passé de 10,3% à 22,5% entre 2010 et 2016. Mélanie Schmittler, maître d’enseignement à l’Institut et Haute Ecole de la Santé La Source à Lausanne – HES-SO, et Blaise Guinchard, professeur et doyen dans le même établissement, ont de leur côté évalué le pourcentage de renonçantes et de renonçants à 17,6% lors d’une recherche menée entre 2013 et 2015 sur une population de jeunes retraités et retraitées modestes du canton de Vaud. Le duo a mené plusieurs études sur le renoncement aux soins entre 2013 et 2020. Celles-ci ont permis d’appréhender la complexité des situations de renoncement où se mélangent pêle-mêle des parcours de vie marqués par le divorce ou le chômage, une perte de confiance dans la médecine traditionnelle ou encore des difficultés d’accès géographique aux centres de soins.
Une majorité de renonçants bien insérés
Les personnes qui renoncent aux soins mentionnent fréquemment l’aspect financier comme principal motif. Les obstacles les plus souvent cités sont une franchise trop élevée ou le système de tiers-garant dans lequel l’assuré paie lui-même ses factures et se fait rembourser par sa caisse. «Certaines personnes sont en incapacité d’avancer 50 francs pour se procurer les antidouleurs prescrits par leur médecin et doivent y renoncer, relève Blaise Guinchard. Il faut souligner que le système d’assurance suisse figure parmi ceux qui exigent la plus forte participation financière des individus.» Mais le facteur financier ne vient jamais seul et se combine toujours avec d’autres. «Nous avons observé que le montant du revenu ne représente pas l’unique élément d’une précarité, précise Mélanie Schmittler. La majorité des individus de notre échantillon étaient bien insérés dans la société: au bénéfice d’une formation, ils travaillaient et disposaient d’un revenu convenable, parfois même à cinq chiffres. Ce sont leurs parcours de vie qui ont fait que leur revenu disponible se réduisait à peau de chagrin, par exemple suite au paiement de pensions.»
Un autre aspect relevé par les chercheur·es est que le renoncement aux soins s’avère partiel dans la majorité des cas. Les personnes font le plus souvent l’impasse sur les consultations dentaires, ophtalmiques, chez leur généraliste ou des spécialistes. «Les conceptions du soin sont souvent très larges, observe Blaise Guinchard. Les individus font des choix entre ce qu’ils considèrent comme bon pour leur santé. Cela va des fraises du marché à une croisière, en passant par une séance de massage.» Parfois, on adapte la prescription au rabais, comme cette dame diabétique qui réutilise les seringues pour plusieurs injections. «Les personnes se débrouillent avec le système pour satisfaire leurs besoins, rapporte Mélanie Schmittler. Parfois, elles font preuve d’une étonnante créativité en trouvant des solutions avec leurs prestataires de soins.»
Petits arrangements avec les thérapeutes
C’est justement sur ce dernier point qu’a porté une des recherches menées par le duo entre 2018 et 2020 et intitulée Les petits arrangements entre patients et thérapeutes, une manière de composer avec le renoncement aux soins. Cette enquête qualitative, menée sur une population vaudoise âgée de 45 à 65 ans, ainsi que sur un groupe d’une vingtaine de thérapeutes, a mis en lumière la diversité des stratégies mobilisées par les personnes face à des prestations peu accessibles. Connaissant parfois très bien les rouages du système de santé, elles bricolent des solutions avec les thérapeutes, soit des professionnel·les de divers domaines allant du généraliste en passant par l’ostéopathe, l’infirmier·ère ou le psychologue.
Les deux chercheur·es ont identifié trois groupes de «petits arrangements». Le premier, de loin le plus courant, est appelé «Agir sur l’acquittement» : il s’agit de rabais, de délais de paiement, voire de séances gratuites octroyées par la ou le thérapeute. On observe parfois des dons en nature ou des échanges de services relevant du troc. Le deuxième groupe, «Agir sur les collaborations», comprend des stratégies qui vont de la recherche du thérapeute le moins cher (quitte à se rendre à l’étranger), à la sollicitation de connaissances (comme un ami dentiste qui accepte d’offrir des soins d’urgence). Le troisième ensemble et le moins fréquent est en lien avec le renoncement aux traitements traditionnels pour s’orienter vers l’autosoin et l’automédication. Dans ce cas, le thérapeute peut parfois être sollicité par téléphone ou pour obtenir une ordonnance sans consultation.
«Durant cette enquête, nous avons observé que peu de thérapeutes procèdent à une évaluation de la situation financière de leur patient·e avant d’entamer un traitement, explique Mélanie Schmittler. Ceux dont les prestations ne sont pas remboursées par l’assurance de base le font toutefois plus régulièrement.» La majorité des professionnel·les de la santé se rend compte des difficultés de leurs client·es suite à des impayés ou à une sollicitation de ces derniers. De manière générale, les chercheur·es ont été frappés par l’énergie mobilisée tant par les thérapeutes que par leurs patient·es pour éviter les situations de renoncement.
Sur et sous-consommation de soins
«Derrière cette remarquable mobilisation gronde aussi une colère de part et d’autre, indique Blaise Guinchard. Les thérapeutes doivent constamment faire le grand écart entre la rigidité d’un système dont les prestations sont minutées et la réalité de leurs client·es et de leurs besoins. Quant aux personnes qui renoncent aux soins, elles consacrent une part importante de leur revenu au paiement de l’assurance-maladie malgré les subsides dont elles bénéficient souvent. Mais elles n’ont pas les moyens d’accéder à ses prestations.» Une situation qui résume tout le paradoxe d’un système de santé tiraillé entre universalité d’accès aux soins et responsabilité individuelle. «On a voulu ériger des obstacles à l’accès aux prestations de l’assurance comme la franchise ou les quote-parts pour éviter les ‹abus›, poursuit Blaise Guinchard. Dans les faits, ils empêchent une partie des gens d’avoir accès aux soins.» Un état de fait d’autant plus incompréhensible pour le spécialiste qui, au cours de ses enquêtes, a observé davantage de culpabilité et de prudence que d’abus quant à l’utilisation de la solidarité collective : «Parmi les personnes interrogées, nous n’avons pas constaté de réflexe de surconsommation une fois la franchise atteinte».
La surconsommation des soins, précisément, constitue l’autre pôle autour duquel le système de santé est tiraillé: depuis quelques années, de nombreuses alertes sont lancées à propos de l’excès de dépistages, de prescriptions d’antibiotiques ou d’opérations inutiles, voire néfastes à la santé. «La sur- et la sous-consommation de soins révèlent les tensions qui traversent notre système de santé, considère Blaise Guinchard. Nous avons, d’un côté, des investissements colossaux dans des technologies comme les IRM qu’il faut rentabiliser avec un maximum de patientèle et, de l’autre, de nombreuses prestations qui ne sont pas remboursées. Je rêve d’une évolution vers une organisation moins top-down, plus souple et davantage axée sur les besoins et les désirs de ses utilisatrices et utilisateurs en termes de santé.» Des désirs qui ne s’orientent d’ailleurs pas toujours vers une médecine technologique et déshumanisée.
Pour Mélanie Schmittler, le débat sur la surconsommation est délicat et relève d’enjeux politiques: «Où place-t-on le curseur, qui définit la surconsommation?» La spécialiste souligne un autre paradoxe: le renoncement structurel aux soins d’une partie de la population fait croître une consommation de soins qui aurait pu être évitée. Une mauvaise alimentation ou des troubles de la vision non corrigés augmentent par exemple les risques de chutes et donc d’hospitalisations de longue durée au sein des populations précarisées de plus de 50 ans.
Quand les médicaments se retrouvent dans l’eau
Les Suissesses et les Suisses consomment trop de médicaments, en particulier durant les dix dernières années de vie. Plusieurs études l’ont déjà relevé: la surmédication toucherait 60% des résidentes et des résidents en EMS. Ces derniers consommeraient quotidiennement 12,8 médicaments. Cette problématique en engendre une autre: celle des conséquences des substances médicamenteuses sur l’environnement, en particulier sur les lacs et rivières.
«Notre corps transforme beaucoup de médicaments que nous consommons en les rendant plus solubles afin qu’ils soient éliminés avec les urines, explique Nathalie Chèvre, écotoxicologue et chercheure à l’Université de Lausanne. Une grande majorité des substances actives se retrouvent donc dans le cycle hydrique.» L’experte relève deux enjeux majeurs: la toxicité élevée de certaines substances comme les antibiotiques, les hormones ou les immunosuppresseurs, qui ont des effets visibles sur la biodiversité aquatique; et la quantité des substances présentes, en lien avec une consommation élevée au sein de la population. «Les STEP ne sont pour la plupart pas équipées pour éliminer les substances médicamenteuses, souligne Nathalie Chèvre. Une étude portant sur 258 cours d’eau dans le monde a démontré que les rivières de certains pays développés comme la Belgique étaient davantage contaminées que celles de pays en développement. Ces derniers n’ont souvent pas de STEP, mais leurs populations consomment moins de médicaments.»
À l’heure actuelle, on ignore où se situe le point de bascule au-delà duquel un écosystème pollué ne peut plus fonctionner. «Mais ce risque est présent, affirme l’écotoxicologue. Les médicaments répondent à un besoin, mais les consommer en excès risque de détruire notre environnement. Il faudrait que la population et le monde médical prennent conscience que chaque médicament consommé se retrouve dans l’eau potable que nous buvons tous. Certes en quantités infimes, mais les conséquences sur la santé à long terme ne sont pas connues. Cela renvoie à des enjeux de solidarité collective.» Nathalie Chèvre relève encore que la source du problème n’est pas seulement à chercher du côté des patient·es ou des médecins, mais aussi du côté de l’élimination des médicaments ou des rejets des industries pharmaceutiques.