Les dettes difficiles à rembourser représentent une importante source de souffrance et de malaise chez leurs détentrices et leurs détenteurs. Une étude pionnière analyse les enjeux de santé publique liés au surendettement.

TEXTE | Andrée-Marie Dussault

Le surendettement et l’instabilité mentale, physique et sociale sont-ils liés ? Dans le cadre d’une recherche pionnière sur le sujet en Suisse, Caroline Henchoz et Tristan Coste, respectivement professeure et collaborateur scientifique à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO, l’ont observé. Pour arriver à cette conclusion, leur équipe de recherche a réalisé une cinquantaine d’entretiens en Suisse romande et alémanique. Elle a analysé les données de l’enquête sur les revenus et conditions de vie de l’Office fédéral de la statistique, ainsi que celles du Panel suisse de ménages.

Selon les résultats de la recherche, les arriérés de paiement sont les dettes les plus préjudiciables à la santé. Elles concernent 13% des personnes. Les arriérés les plus fréquents sont les impôts (7,5%) et les primes d’assurance maladie (5,5%). Ces dettes conduisent, par exemple, à une augmentation de l’insatisfaction, de l’anxiété et de l’insomnie. Les chercheur ·es montrent aussi qu’il existe des effets négatifs spécifiques au fait d’être surendetté, différents de ceux engendrés par une situation de pauvreté. « Dans le cas d’un endettement ingérable, il peut y avoir un cumul de différents types de dettes, avec des échéances rapprochées, de nombreux rappels et sollicitations de la part des créanciers, fait valoir Tristan Coste. Les arriérés de paiement engendrent notamment des frais supplémentaires, des mises en poursuite, des risques de perdre son logement et donc un stress financier important. » Il indique aussi que les retards de paiement des primes d’assurance maladie peuvent avoir des conséquences sur la santé et l’accès aux soins. En effet, quatre cantons alémaniques et le Tessin continuent à établir une liste noire des « mauvais payeurs et payeuses » et ces derniers ne peuvent être traités qu’en cas d’urgence. « Heureusement, de moins en moins de cantons ont recours à cette pratique inégalitaire. »

Les préoccupations engendrées par un endettement ingérable peuvent entraîner des comportements néfastes pour la santé, comme la consommation d’alcool ou de tabac, utilisée alors pour atténuer l’angoisse, afin de « tenir le coup ». Pour payer leur dû, des personnes surendettées vont également parfois réduire leur alimentation, ou la qualité de celle-ci, ou renoncer à des consultations médicales. Les relations sociales sont aussi impactées. On s’abstient de sortir pour ne pas dépenser.

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Pour la professeure Caroline Henchoz, les personnes surendettées sont les oubliées de la politique sociale en Suisse. | © FRANÇOIS WAVRE, LUNDI13

Les conséquences de l’endettement ne se limitent pas à la seule personne concernée. Les individus endettés font leur possible pour préserver leurs enfants, indiquent les chercheur ·es. « Ils font passer leurs besoins en premier, quitte à se priver eux-mêmes, et ils essaient de ne pas leur faire part de leurs problèmes financiers », soutient Caroline Henchoz. De même, au sein du couple, les dettes peuvent générer des tensions. « Parfois, elles sont le fait de l’un des deux conjoints et l’autre n’était pas au courant. Or, ils peuvent être tenus d’assumer ensemble certaines dettes, même si elles ont été contractées individuellement », relève la chercheure.

Les chercheur·es relèvent diverses stratégies mises en place par les personnes en question pour minimiser les effets de l’endettement. Certaines vont s’isoler socialement pour éviter le risque d’être jugées. D’autres vont privilégier des valeurs alternatives à la réussite économique et la consommation, prônant par exemple une vie plus simple. « Selon la pression et les risques encourus, les gens déterminent un ordre dans lequel faire leurs paiements. Ils peuvent aussi emprunter de l’argent à leurs proches ou demander de nouvelles échéances aux créanciers », détaille Tristan Coste, notant qu’il s’agit d’un jonglage constant pour tenter d’équilibrer le budget : « Tout cela a un coût mental. »

Mener cette recherche a suscité de nombreuses questions et émotions, reconnaît Caroline Henchoz. En se rendant au domicile des personnes endettées, les chercheur·es ont été témoins de situations de dénuement important. « Je me suis rendu compte à quel point les personnes surendettées sont les oubliées de la politique sociale en Suisse. Trop peu de moyens sont consacrés à la prévention et au traitement de cette problématique », considère-t-elle, observant que ces personnes sont souvent prises dans l’engrenage de l’endettement à vie. Il n’y a pas encore de solution pour elles au niveau fédéral. « Les mesures proposées varient selon les cantons, ce qui crée des inégalités dans les chances de s’en sortir. »

En effet, les gens peuvent s’endetter relativement vite. Par contre, s’en sortir peut être long et compliqué, constate Tristan Coste : « Alors que la majorité des pays voisins se sont dotés de solutions juridiques au niveau national pour sortir du surendettement, il n’en est rien chez nous. » Il fait toutefois valoir qu’en juin 2022, le Conseil fédéral a envoyé en consultation un projet de modification de la loi sur la poursuite pour dettes et la faillite (LP) dont le but est de faciliter la sortie du surendettement.