Un professeur de photographie et trois diplômé·es rendent visible la marche d’un monde proche de la rupture. La mise en image de l’écoanxiété, des séquences prises par des drones militaires ou des négatifs soumis à l’action dévorante de champignons : autant de manières d’incarner les instabilités.

TEXTE | Marco Danesi

Alexey Chernikov – Créer une sensation de menace constante avec une esthétique militaire

Above Everything utilise et détourne les images captées à la manière des drones militaires. Une caméra thermique, montée sur un drone, transforme des scènes de vie ordinaires en captures, empruntant leur esthétique à l’imagerie militaire où une grande quantité de prises de vue sont réalisées depuis le ciel. Dans le cadre de ce projet de diplôme en Master en photographie obtenu en 2022 à l’ECAL/ École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, Alexey Chernikov a décidé de filmer des épisodes de la vie quotidienne en Suisse au moyen du vocabulaire visuel d’un drone militaire : « Cela m’a permis de réaliser des images en noir et blanc qu’on associe immédiatement aux images de guerre, même si les sujets de mes séquences n’ont aucun rapport avec la violence qui se déploie sur les champs de bataille. On y retrouve plutôt des personnes qui font du sport, passent leur temps chez eux, conduisent une voiture, etc. » Le médium, la caméra sur drone, qui permet de voir l’invisible, rompt avec l’illusion de la reproduction. Le réel se déforme, perd de sa superbe : cette folle prétention à la vérité. Tout devient fluide, fragile, vulnérable, parfois opaque, quasi insaisissable. « Le projet se concentre sur notre existence fragilisée par le conflit en Ukraine », avance Alexey Chernikov. Lors de la présentation en vue du diplôme, le projet a été diffusé sur neuf écrans dans un container climatisé en se référant aux centres de commandes de drones. « Les séquences vidéo ainsi que le son contrefait des hélices créent le sentiment d’une menace constante, illustrant la tension causée par la guerre en Ukraine qui se déroule à des milliers de kilomètres, suggère le photographe. Puis se terminent pour la plupart par une explosion. » Mettant à mal encore davantage nos repères déjà défaillants.


Matthieu Gafsou – L’instabilité anxiogène comme raison de créer

L’écoanxiété comme constat intime. Matthieu Gafsou a ressenti ce malaise contemporain face aux changements climatiques, face à l’inertie des humains, face à la mauvaise foi des puissant·es. Mais au lieu de se morfondre, le photographe vaudois quadragénaire, enseignant à l’ECAL, a puisé dans ces angoisses environnementales les ressources pour réaliser des images rassemblées en une série nommée Vivants, exposée au Musée de Pully en 2022. C’est à partir de ce travail – en guise d’introduction au thème du photographe face à l’instabilité – qu’il parle de la création de l’artiste, citoyen, vivant, aux prises avec les malheurs du monde.

Vivant, justement. Le titre de la série témoigne du parcours accompli au fil du temps, temps qu’il a fallu pour réaliser l’ensemble des photos. « Il y a eu une sorte de sublimation, raconte Matthieu Gafsou. Le catastrophisme, si ce n’est la colère, se sont ouverts à l’amour et à la beauté ; soit quelque chose de plus doux, de positif dans nos relations avec les vivants, humains et non humains. » Ce glissement marque la série. Il n’est pas occulté. Des photos préoccupantes, alarmantes (des paysages dégradés, en péril) croisent des images plus apaisantes, empreintes d’empathie (des enfants, notamment les fils du photographe). « Cela n’a rien de thérapeutique », prévient Matthieu Gafsou. Il faut y voir plutôt la volonté de rendre sensible la somme d’informations, de connaissances, de chiffres, qui documentent la crise climatique, l’exploitation de la planète à bout de ressources, la séparation dramatique des humains de leur milieu, mais qui ne semblent pas ébranler les modes de vie, de production, de consommation des sociétés. Matthieu Gafsou a beaucoup lu : philosophie, sciences, littérature (surtout Philippe Descola, Timothy Morton, Alain Damasio). Il s’est inspiré de ces auteurs qui montrent à quel point « il est plus parlant de voir le monde comme un tout interconnecté que comme une pyramide », résume-t-il. Cependant, trop abstraits, ces constats semblent encore inoffensifs, presque irréels. « L’art peut alors les incarner », et non uniquement les figurer, suggère le photographe. Les images de la série tentent de cette manière de parler autant à la tête qu’au coeur. Dans l’espoir, à force, d’un sursaut collectif.

Pour ce faire, l’artiste ne se prive pas de passer de la photo témoin à la mise en scène du paysage, jusqu’à la contamination de l’image elle-même au moyen de pétrole brut, utilisé en tant que pigment. Finalement, il travaille toujours « à partir d’une fragilité, d’une faille ». Vivants transforme l’instabilité anxiogène du monde en raison de créer, et de se départir de son emprise paralysante.


Olivia Wünsche – Donner à voir la résistance non violente aux tensions de notre monde

Olivia Wünsche, diplômée d’un Master en photographie en 2021 à l’ECAL, se voit comme celle qui amplifie des voix marquantes et réputées de scientifiques, penseuses et penseurs ou encore militant·es sur les questions écologiques et sociales, ainsi que sur les tensions qui déstabilisent notre monde. Inspirée par des personnalités telles que le philosophe Murray Bookchin (1921-2006), la féministe Silvia Federici, ou le collapsologue Pablo Servigne, la photographe est convaincue que si nous voulons trouver une parade à l’instabilité généralisée qui tenaille le monde et revitaliser l’environnement naturel, il faut nécessairement régénérer les liens sociaux qui se sont dégradés, un phénomène à l’origine de divisions et de discriminations. Autrement dit, il est temps de remettre en question « les modèles patriarcaux de violence, de supériorité, de domination et d’inégalité ». Sa source d’inspiration renvoie à l’overview effect vécu au cours d’expériences psychédéliques. « Le sentiment d’unité avec le reste du monde qui s’en dégage a déclenché ma fascination pour les mouvements de résistance qui prônent le changement de nos pratiques sociales et de notre rapport à l’environnement. » Voilà pourquoi Olivia Wünsche considère qu’« il est essentiel de créer d’autres futurs à la manière de I have a Dream de Martin Luther King (1929-1968) ». La photo permet d’imaginer, au sens littéral, le genre de vie que nous aimerions avoir : suivant le philosophe américain John Dewey (1859- 1952), il s’agit de mettre en mouvement notre capacité à regarder les choses et voir comment elles pourraient être autrement : créer de nouveaux récits, des mythes collectifs, encourageants, figurant des mondes désirables, des alternatives possibles à la souffrance, à la détresse et aux anxiétés contemporaines. Malgré ce pouvoir de l’image, le travail d’Olivia Wünsche illustre rarement l’état du monde. Au lieu d’une visée documentaire, elle « cherche à donner à voir la résistance non violente, l’autonomie communautaire, la coopération, la solidarité dans le but de susciter l’envie d’un monde où les gens vivraient paisiblement les uns avec les autres et avec la nature ». Entre science-fiction et dévoilement, dans New State of Equilibrium, son travail de diplôme réalisé à l’ECAL, les prises de la photographe composent les bribes de récits inédits pour raconter des mondes réconciliés.

HEMISPHERES-N°25 Vivre avec les instabilités // www.revuehemispheres.ch
© ECAL / OLIVIA WÜNSCHE – NEW STATE OF EQUILIBRIUM

Chris Harker – Le monde à travers l’oeil des champignons

Comment les champignons consument-ils les images du monde ? Entangled life, travail de diplôme de Chris Harker réalisé à l’ECAL en 2020 – littéralement la « vie empêtrée » – soumet des négatifs à l’action dévorante de ces organismes vieux comme la terre. Et qui survivront probablement aux humains. Les images – en 1000 nuances de gris – donnent à voir le résultat de la contamination et le développement de la pellicule par l’agent fongique. À l’origine, Chris Harker a saisi deux grandes villes – Tokyo et Zurich –, métaphores de l’emprise anthropomorphe sur la planète. « Autant ces images sont des marqueurs des avancées technologiques, autant elles sont aussi des symboles de notre détachement, voire de notre domination exercée sur la terre. » expliquait-il en 2020 au magazine Étapes.

Après la croissance incontrôlable des champignons – qui introduit de l’instabilité et de l’imprévu au coeur de la fabrication des images –, on entrevoit encore ici et là les détails des prises qui ont échappé à la décomposition du négatif. Décomposition qui devient le sujet de la série de Chris Harker. Sur des grands formats, s’engage alors un tête-à-tête déstabilisant avec les marques gluantes, à la manière d’un bouillon originel, qui nous rappellent les débuts fantasmés de la vie sur terre. L’organique entame et digère des objets culturels, au propre et au figuré. Au propre : les spores infiltrent la trame de la cellulose, la désagrègent, la transforment. Au figuré : les champignons engloutissent Tokyo et Zurich. Voir le monde à travers l’oeil des champignons pourrait ouvrir l’esprit sur une évidence : les humains ne sont pas séparés de la nature, mais ils en font partie.