Le son est une matière physique, une réalité sociale et aussi un univers fantôme pour Thibault Walter. Il est au cœur d’une exploration que le chercheur mène entre les scènes de l’art sonore et les salles de l’ECAL.
TEXTE | Nic Ulmi
Entre la symphonie désordonnée des bruits du monde et le domaine réglé de la musique s’étend le territoire méconnu des arts sonores. Le Lausannois Thibault Walter l’investit en tant qu’artiste, en tant qu’éditeur et en tant que programmateur de concerts. Entre l’univers des sons et celui de leur perception s’étend le territoire de recherche, également méconnu, des études culturelles du son, ou sound studies (lire encadré p. 40). Thibault Walter l’explore aussi, en tant qu’enseignant et chercheur à l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO.
Comment vous êtes-vous intéressé à l’art sonore ?
Il y a eu deux mouvements. Le premier, il y a une vingtaine d’années, a consisté à me défaire de l’idée de musique. J’étais influencé par le discours de la musique expérimentale académique et d’artistes tels que John Cage (1912-1992), compositeur et théoricien qui disait, en gros : « J’aime tous les sons. Le seul problème, c’est la musique. » L’idée était de s’intéresser aux sons comme à des êtres vivants, de cesser de formater l’espace sonore et de se tourner vers cet instrument qu’est notre oreille. L’écoute devenait ainsi l’outil par lequel on imagine et façonne le son.
Au fil du temps – c’était mon deuxième mouvement –, je me suis rendu compte que dans la musique expérimentale, il y avait aussi un aspect problématique : sa tendance à isoler le son, à l’aborder avec une volonté d’objectivité comme une chose en soi, l’arrachant du champ social. Du coup, on ne s’intéresse pas aux gens, à comment ils écoutent et perçoivent le monde. Pour moi, l’art sonore devait se reconnecter à la façon dont chaque personne donne un sens au son. Il fallait œuvrer à faire sentir, par le son, qu’il existe d’autres réalités, proches ou loin de nous : celles d’autres personnes, mais aussi d’autres espèces, des fourmis ou des alligators qui s’écoutent peut-être sur d’autres bandes de fréquences. Un autre aspect central de l’art sonore, qui différencie l’approche d’une école d’art de celle d’un conservatoire, est l’intérêt pour la matérialité du son. Il est abordé comme une entité physique, avec un travail proche de celui de la peinture et de la sculpture. Le terreau du Bachelor Arts Visuels de l’ECAL a été un des premiers où ce dialogue était possible, notamment grâce au rôle d’artistes tels que Philippe Decrauzat, Francis Baudevin et Stéphane Kropf, tous trois professeurs à l’ECAL, pour qui le rapport au son est essentiel dans la pratique visuelle. Il s’incarne par exemple dans le fait de peindre à partir de la musique, à travers une écoute.
À l’ECAL, dans le cadre des études culturelles du son, vous avez mené en 2021 le projet Phantom Power, qui place la réception sociale au cœur de la musique contemporaine et expérimentale. Pourquoi ce terme, « fantôme » ?
Au départ, la “puissance fantôme” (lire p. 40) que nous imaginions observer dans ce projet était celle qui circule entre artistes et public, dans les deux sens, comme dans un câble de micro traversé par le son et par l’électricité qui se croisent en sens inverse. À la fin du projet, nous nous sommes rendu compte que dans la musique expérimentale, il y a aussi des fantômes d’un autre genre : ceux des personnes qui œuvrent en coulisses pour réaliser les idées et les fantasmes des artistes, et qui sont complètement invisibilisées. C’était extraordinaire, par exemple, de voir combien de personnes travaillent pour faire exister une installation telle que Dream House du compositeur La Monte Young et de la musicienne et plasticienne Marian Zazeela. Combien de hiérarchie, de discipline et de communication il faut pour mettre en place cette pièce vide où il n’y a que du son… Dans la musique contemporaine, il y a souvent cette idée que les sons existent par eux-mêmes. En réalité, ce n’est pas du tout le cas. Là aussi, nous avons pris conscience qu’il fallait revenir au social et le défantomiser.
Sans cette dimension sociale, le son reste donc un fantôme ou un fantasme…
Pour que l’œuvre existe, il lui faut tout ce que le public va y mettre, y compris au niveau physiologique. La compositrice américaine Maryanne Amacher disait que sa musique était partielle, car elle ne pouvait pas savoir ce que son public allait entendre : chaque corps est différent, chaque tube auditif réagit à sa manière. C’est finalement l’assemblée des personnes réunies qui donne forme à la musique et qui complète l’œuvre. Avec cette posture qui horizontalisait les choses, à l’encontre d’une hiérarchisation entre de bonnes et de mauvaises manières d’écouter, Maryanne Amacher a été marginalisée dans le monde de la musique expérimentale.
La hiérarchisation sociale de l’écoute constitue par ailleurs un thème central des sound studies. L’historien James H. Johnson rappelait dans son livre Listening in Paris (1996) que jusqu’au XVIIIe siècle, les salles de spectacle parisiennes étaient des lieux où le public faisait plein de choses pendant les représentations : on discutait, on buvait et mangeait, on négociait des contrats… Et on considérait que si l’artiste sur scène n’arrivait pas à imposer le silence, c’était de sa faute. C’est avec l’arrivée au pouvoir de la bourgeoisie au XIXe siècle qu’on a commencé à se taire.
Dans ce sens, le public du rock continue à faire comme celui de l’opéra au XVIIIe siècle.
En effet ! Au Lausanne Underground Film and Music Festival (LUFF), dont je conçois la programmation musicale depuis sa première édition en 2002, il y a des bars qui tournent pendant les performances. On se retrouve à cheval entre la situation du rock, où on peut toujours boire des verres et discuter pendant les concerts, et celle de la musique expérimentale, où la règle est le silence. Certains artistes détestent ce mélange des genres et nous disent : « Vraiment, il y a un bar qui tourne pendant que je joue ? » Mais nous aimons réunir des artistes de scènes différentes, du punk à la musique contemporaine, et les faire jouer le même soir en suscitant une confrontation des publics.
Le LUFF représente une application forte de la transition que j’évoquais : on passe de la mise en silence de soi et des autres à une situation sociale, où ce qui est intéressant est autant ce qu’on peut vivre et faire ensemble dans la salle que ce que l’artiste fait sur scène. Pour moi, ce festival a représenté le point de départ de beaucoup de questions. Parfois, vous avez sur scène une plume frottée sur du verre, sans amplification. Et dans la salle, il y a le silence de 800 personnes qui se taisent. D’autres fois, pendant un concert de noise super fort, les gens disent « chut » parce qu’il faut se concentrer… Ces observations en situation conduisent à relativiser beaucoup d’affirmations.
Comment en êtes-vous venu, en 2012, à faire une thèse de doctorat sur le son en histoire des religions ?
Je suivais une formation en sciences des religions à l’Université de Lausanne, qui incluait des approches différentes, anthropologique, psychologique, historique, philosophique… En même temps, je m’occupais de la programmation musicale au LUFF, je faisais aussi pas mal de sons. Je n’arrivais pas à réunir ces deux casquettes, celle du monde académique et celle du son. C’est en découvrant la littérature des sound studies que je me suis rendu compte qu’on pouvait lier les deux.
J’ai découvert que des compositeurs comme John Cage, des artistes noise tels que Zbigniew Karkowski (1958-2013), ou encore Raymond Murray Schafer, dont le concept de « paysage sonore » est devenu central dans les sound studies, avaient chacun développé une vision globale et presque spirituelle du son. Pour Karkowski, toute matière naît de la vibration ; Schafer a élaboré une approche quasi religieuse du bruit et du silence ; et Cage voyait le son à travers un prisme philosophique. Bien que j’aborde ces perspectives de façon critique, elles influencent toujours la musique contemporaine. Il reste essentiel d’explorer ce qu’elles ont négligé : la diversité des façons de donner un sens au son.
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« Chorale 1 » (1999) de la compositrice Maryanne Amacher (1938 – 2009), pionnière pour ses installations sonores et ses expériences avec les oto-émissions acoustiques, soit des sons produits par l’oreille interne en réponse à des stimuli sonores.
La « puissance fantôme »du public
Le projet Phantom Power (2021) réunissait des figures importantes de la musique expérimentale et contemporaine, qui ont des idées fortes sur ce qu’est le son. Il souhaitait voir comment ces idées étaient reçues et circulaient dans le public confronté aux performances et aux installations. « Nous avons suscité le dialogue, mené des entretiens et travaillé avec la méthode du reenactment, où le public rejouait les pièces devant les artistes », explique Thibault Walter, professeur à l’ECAL.
Parmi les artistes, il y avait La Monte Young et Marian Zazeela, figures mythiques du minimalisme, qui ont participé à formuler l’idée de l’art sonore dans les années 1960 ; Marja-Leena Sillanpää et Leif Elggren, qui ont développé une fantasmagorie autour de l’idée d’entrer en contact avec les morts via le son ; et Arto Lindsay, qui a rematérialisé les interactions sonores du carnaval brésilien en une installation. « Ce que nous avons constaté, c’est que les idées des artistes étaient assez peu reçues telles quelles, et que ce qui circulait dans le public était un mélange – un cumul magnifique – résultant de la rencontre entre les œuvres et l’univers de référence de chacune et chacun », relève Thibault Walter.
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« Tous les sons (performances, discussions, reenactment) de la première journée du projet Phantom Power (2021), lors de laquelle sont intervenus les artistes Marja-Leena Sillanpää et Leif Elggren pour explorer l’idée de convoquer les morts à travers le son.
L’écoute comme porte d’entrée pour étudier le monde
Les études culturelles du son, ou sound studies, sont un domaine de recherche au sein des cultural studies, qui analysent commentla culture façonne la société, les identités etle pouvoir. Les sound studies explorent des éléments sonores issus de la vie quotidienne, qui ne sont pas forcément considérés comme « importants » dans le monde artistique. Cela peut inclure des objets comme le flyer d’une soirée, des rituels festifs où le son joue unrôle central et, bien sûr, les sons eux-mêmes. Ce champ, qui s’appuie sur l’histoire, l’anthropologie, la géographie et d’autres disciplines,a émergé à la fin des années 1990.
Les sound studies partent de l’idée que la musique ne doit pas être le seul domaine à explorer les façons d’écouter et de parler du son. Elles considèrent que nos manières de parler du son et de percevoir le monde sonore sont des clés pour mieux comprendre la complexité de la réalité. L’écoute devient donc à la fois un sujet d’étude en soi et un outil pour mieux appréhender le monde. L’un des points centraux des sound studies est de montrer que notre perception du son varie selon l’époque, le lieu et les influences de notre entourage, notre formation et notre éducation. Comme l’écrit le philosophe et musicologue français Peter Szendy, « dans mes oreilles, il y a d’autres oreilles » : notre manière d’écouter n’est pas naturelle, mais construite. Cela ouvre la possibilité de modifier cette perception etde la reconstruire, en cherchant peut-êtrede nouvelles façons d’écouter.