La maladie mentale touche plus d’un quart des jeunes Suisses. Les spécialistes pointent la précarité, la pression à la réussite ou encore l’addiction à internet comme des facteurs aggravants.
TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
En Suisse, environ 27% des 18-24 ans présenteraient les critères diagnostiques d’un trouble psychique, d’après les chiffres relevés dans différentes études. Soit plus d’un quart de la population de cet âge.
«La vingtaine représente l’âge de beaucoup de possibles, mais aussi celui de nombreux défis, relève Dolores Angela Castelli Dransart, spécialiste du suicide à la Haute école de travail social de Fribourg – HETS-FR-HES-SO. Si certains se jettent dans leur nouvel horizon avec entrain et sérénité, d’autres ont plus de difficultés à gérer le stress engendré par les nombreux choix qui s’imposent à eux lors de cette période de transition, sur le plan professionnel, familial ou amoureux. Or la santé mentale est reliée au niveau et au type de stress que la personne perçoit comme étant gérable ou pas.» Sylvie Berney, médecin responsable de la Consultation psychothérapeutique pour les étudiants de l’Université de Lausanne et de l’EPFL, corrobore ces propos et ajoute que «la majorité des jeunes adultes arrive à trouver son chemin, même si chacun peut être confronté à quelques crises passagères. Néanmoins, pour de nombreux jeunes, la situation s’avère plus complexe.»
Davantage de problèmes mentaux que physiques
Selon la définition donnée par l’Organisation mondiale de la santé, la santé mentale caractérise «un état de bien-être dans lequel la personne peut se réaliser et surmonter les tensions normales de la vie». Il s’agit d’un état d’équilibre jamais figé, puisque chacun rencontre des hauts et des bas. Le trouble psychique, quant à lui, est défini comme une affection médicale avec des dysfonctionnements, des problèmes, des symptômes. «On sait que les troubles psychiques représentent la catégorie de troubles de la santé la plus importante chez les jeunes en termes d’incidence», précise Sylvie Berney.
Professeure à l’Institut et Haute école de Santé La Source à Lausanne – HES-SO, Meichun Mohler-Kuo mène une enquête épidémiologique sur la santé mentale des jeunes helvètes, soutenue par le Fonds national suisse. Elle souligne que «pour des raisons psychosociales et biologiques complexes, environ 75% des maladies mentales se manifestent par ailleurs avant l’âge de 24 ans». De son côté, Dolores Angela Castelli Dransart précise que «le suicide reste la première cause de mortalité chez les jeunes Helvètes. Par contre, le taux de suicide (nombre de décès par suicide pour 100’000 décès, ndlr) est plus important chez les adultes et les personnes âgées.»
Des risques augmentés par notre époque
En 2018, un quart des jeunes Suisses souffre donc de troubles psychiques. Mais cet état de fait a-t-il toujours existé? «Certaines données statistiques ont relevé, ces dernières années, une augmentation du nombre de jeunes Suisses étant inscrits à l’assurance invalidité pour des raisons psychiques», observe Meichun Mohler-Kuo. Mais Sylvie Berney ajoute qu’«aucune étude ne permet de dire que ces troubles sont en augmentation. Avec la plus grande médiatisation de ces problématiques, on peut se dire aussi que les gens identifient la présence d’un trouble et vont sûrement consulter plus facilement qu’ils ne l’auraient fait à une autre époque. Cela peut donner la perception d’une hausse de cas, mais qui n’est pas prouvée scientifiquement.»
Certains comportements à risque semblent toutefois être intensifiés par notre époque. Notamment l’addiction aux jeux vidéo: «Plus de 60% des jeunes sont considérés comme de très grands utilisateurs d’internet, soit un pourcentage deux ou trois fois plus élevé que chez les plus de 30 ans, note Meichun Mohler-Kuo. Cette tranche d’âge est également de loin la plus sujette à des pratiques à risques, comme le binge drinking 1, ou à la consommation de cannabis et d’autres substances illicites.» La spécialiste insiste également sur une problématique émergente, à savoir l’augmentation du nombre de NEETs, soit de jeunes sans formation, ni emploi, ni apprentissage, qui pose un réel défi de société.
De son côté, Sylvie Berney pointe que les jeunes suivent plus souvent un cursus de formation tertiaire qu’il y a 20 ans, et restent donc plus longtemps dans le foyer familial. Or «cette période de transition est plus susceptible de mettre les jeunes adultes en crise que s’ils étaient déjà installés. Pour beaucoup, la relative précarité ou la dépendance financière représentent des facteurs de stress, tout comme la pression quant à leur réussite.» Une réalité à mettre en balance avec d’autres chiffres, affirmant notamment que plus le niveau de formation est élevé, moins les problèmes psychiques sont fréquents. «Le niveau de formation semble avoir un effet protecteur à long terme, souligne la psychiatre. C’est pourquoi il faut penser la santé mentale en termes de phase de vie, en processus toujours évolutif.»
Importance du dépistage précoce
Face au nombre de jeunes en souffrance, que pensent les experts des réponses apportées aujourd’hui par les politiques et le système de santé? «Selon le rapport 2011 de l’OCDE, la Suisse détient le record du monde de psychiatres par habitant, soit 45 pour 100’000, contre une moyenne de 15 dans les autres états membres, relève la chercheuse Meichun Mohler-Kuo. Pourtant, il subsiste un fort besoin en la matière. La période d’attente pour obtenir un rendez-vous est trop longue, notamment dans les zones rurales. Plusieurs cantons n’ont pas assez de psychiatres et de psychologues.» Même constat du côté de Dolores Angela Castelli Dransart: «Des ressources font encore défaut pour aider les jeunes avec des troubles de santé psychique qui sont soignés en ambulatoire ou ceux qui vivent des crises passagères. Lorsqu’il faut amener un jeune aux urgences ou l’hospitaliser, les dispositifs nécessaires existent en général. Ce qui manque encore dans certaines régions, ce sont les structures intermédiaires ou les centres de crise.»
Un autre enjeu en matière de santé mentale concerne le dépistage précoce des troubles. Dans ce domaine, les résultats sont encore insuffisants. «Chez les jeunes en formation, seul un tiers des personnes présentant un trouble avait consulté un professionnel», observe la psychiatre Sylvie Berney. Ainsi, beaucoup de troubles psychiques continuent de passer inaperçus, et ne peuvent donc pas être traités. «Ce qui est des plus regrettables, quand on sait combien une prise en charge précoce améliore le pronostic des patients», assure la spécialiste.
Reste que de nombreux obstacles persistent concernant l’accès aux soins, indique Sylvie Berney: «D’abord une absence de perception du besoin de se soigner, une sorte de banalisation de la douleur, qui peut aussi être influencée par l’entourage. Ensuite, on constate une grande méconnaissance de l’offre: on ne sait pas où ni à qui s’adresser. Et puis, on remarque également une sorte de scepticisme par rapport à l’efficacité des traitements, une crainte de la stigmatisation, ainsi que l’obstacle économique, particulièrement prégnant chez les jeunes en formation: parfois le jeune hésite à consulter, car les parents le sauront…» Ainsi, l’urgence aujourd’hui, selon Meichun Mohler-Kuo, relève de l’information: «Nous devons absolument faire prendre conscience à la population que la maladie mentale représente une souffrance ordinaire.»
1 On peut traduire le binge drinking par «biture express» en français. Ce phénomène en expansion touche les Européens de 15 à 25 ans dans tous les pays. Il consiste à boire de l’alcool de façon rapide et excessive, le plus souvent dans la rue, les parcs ou les gares. Le binge drinking a une dimension intégratrice et peut servir de rite de passage pour faire partie d’un groupe.