L’hôtellerie régénérative bouscule les principes d’une industrie jusqu’ici tournée vers le profit. Elle souhaite développer des liens forts entre les établissements, leur personnel, les hôtes, l’environnement et les communautés locales.

TEXTE | Virginie Jobé-Truffer

« Il s’agit d’un changement d’état d’esprit, résume Sarah Balet. L’enjeu n’est plus de développer avant tout l’activité touristique, mais de replacer l’ensemble d’un écosystème au centre des préoccupations – un écosystème entendu non seulement dans sa dimension environnementale, mais aussi sociale, en incluant les communautés locales. » Le concept que décrit cette adjointe scientifique à l’Institut de recherche Tourisme de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École de Gestion – HEG porte un nom : l’hôtellerie régénérative, ou regenerative hospitality en anglais.

Cette approche vise à aller au-delà de la simple réduction des impacts négatifs : elle cherche à rendre à l’environnement, aux territoires et aux populations locales, davantage que ce que l’activité touristique prélève. Apparue ces dernières années en réponse à la crise climatique et au surtourisme, cette vision pousse un nombre croissant d’hôtels et de destinations à repenser leur rôle. « Les opérateurs ne peuvent plus se contenter de limiter leurs effets, poursuit Sarah Balet. Ils doivent contribuer activement au bien-être des écosystèmes et générer une valeur ajoutée nette positive. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’en anglais, le terme hospitality renvoie à la notion d’accueil, d’humain et de relations. Cela souligne que cette approche vise à cultiver les liens – entre les personnes, avec les communautés locales et avec le vivant. »

L’organisation « World-Wide opportunities on organic farms » (WWOOF) met en relation des volontaires avec des paysannes et des paysans engagés pour une agriculture biologique. Les WWOOFers participent aux tâches et à la vie quotidienne. La philosophie WWOOF repose sur les liens et l’apprentissage mutuel. Bien que les volontaires consacrent leur temps libre à ces séjours, leur engagement se situe à l’opposé d’un tourisme basé sur la consommation.Ici, l’accent est mis sur la connexion avec autrui, ainsi qu’avec la terre, les aliments et les animaux. Ces images sont issues du travail de la photographe Cloé Harent qui document les activités des WWOOFers depuis 2018. | © CLOÉ HARENT

En réponse à cette nouvelle tendance, un module dédié au tourisme régénératif vient d’être lancé au sein de la filière Tourisme de la HEG à Sierre. « Nous souhaitons amener les étudiantes et les étudiants à réfléchir à ce nouveau paradigme, signale Sarah Balet. Car si des pionnières et pionniers s’y attellent depuis des années sur le terrain, l’intérêt pour le tourisme régénératif d’un point de vue académique s’avère assez récent. Le questionnement autour des changements à apporter à la branche touristique s’est imposé surtout après la pandémie de Covid-19. Et quand nous avons commencé nos recherches exploratoires en 2022, il n’existait rien de spécifique sur l’hôtellerie régénérative. »

Construire du sens plutôt que remplir une check-list

La chercheuse ajoute que si le tourisme avait jusqu’à présent une approche orientée vers la croissance – avec parfois la volonté de minimiser son impact environnemental, par exemple en utilisant des énergies renouvelables –, l’entreprise régénératrice a pour mission, à travers ses activités, de participer à la résilience d’une destination. « Il n’existe pas de formule toute faite pour ce nouveau paradigme, note Sarah Balet. Il ne s’agit pas de remplir une check-list. Mais de réaliser quelque chose qui a du sens, avec la nécessité de bien comprendre les besoins et les caractéristiques de l’environnement local, pour fournir une contribution à tout un écosystème. »

Les opérateurs touristiques ne peuvent plus se contenter de limiter leur impact sur l’environnement, mais doivent contribuer activement au bien-être des écosystèmes, considère Sarah Balet, adjointe scientifique à l’Institut de recherche Tourisme de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École de Gestion – HEG. | © FRANÇOIS WAVRE, LUNDI13

Alessandro Inversini, professeur de marketing à l’EHL Hospitality Business School– HES-SO à Lausanne et qui a collaboré avec Sarah Balet au projet Welcome To Regenerative Hospitality, les hôtels suisses comme acteurs clefs pour les écosystèmes économiques, sociétaux et environnementaux, a pris conscience de l’importance de ce concept lors d’un périple au Liban. « Un ingénieur agronome, Maaser, a quitté la ville pour s’installer dans la montagne où il élève des ânes, cultive des légumes et propose des chambres, raconte le professeur. Il collabore avec son voisin pour recevoir les touristes auxquels il présente le lieu de son enfance. Maaser montre comment il vit et, peu à peu, une connexion se fait entre les personnes qu’il accueille, son univers et lui. Il explique naturellement de quelle façon tout le monde peut contribuer à sauvegarder cet endroit tel qu’il est. Il fournit une expérience authentique qui permet de tisser des liens avec les touristes. C’est là que réside la clé de la regenerative hospitality. » Alessandro Inversini dirige actuellement une étude dans laquelle un questionnaire est envoyé à tous les établissements dits régénératifs pour comprendre les différentes approches existantes.

Des hôtels suisses intéressés par ce nouveau paradigme

En Suisse, les premiers établissements de ce type commencent à fleurir. Parfois, là où on ne s’y attend pas. Alessandro Inversini travaille par exemple activement avec l’Hôtel Marriott à Genève, intéressé par ce nouveau concept. Dans le canton de Vaud, l’Hôtel des Horlogers au Brassus est souvent cité en exemple. Il veut permettre à sa clientèle de se ressourcer en harmonie avec la nature. « Dès sa création, une réflexion a été engagée sur son intégration dans l’environnement, relève Sarah Balet. Les chambres ont été conçues avec des matériaux de la région et respectent les standards de l’écotourisme. Le restaurant de cet établissement de luxe propose des cafés à un prix abordable pour que les habitantes et habitants de la région puissent venir s’y relaxer. »

La chercheuse relève qu’en Suisse, la durabilité est aujourd’hui pleinement intégrée aux préoccupations du secteur touristique. « Par contre, nous sommes à la traîne en matière de gouvernance partagée, qui inclut les communautés locales dans les décisions stratégiques. Ce n’est pas encore dans les mœurs. » Il faut dire que pour le moment, l’hôtellerie régénérative semble relever d’un tourisme de niche, plutôt destiné à une population aisée.

Ce concept exige de plus un engagement important et sur le long terme de la part des acteurs impliqués. Et si le profit reste nécessaire pour que l’entreprise soit durable, il ne s’agit pas de ce qui motive les personnes à suivre une approche régénérative. « La diffusion de cette pratique à grande échelle exige une prise de conscience importante et c’est sans doute là que réside la principale difficulté, indique Sarah Balet. La majeure partie des hôtels appartient aujourd’hui à des chaînes reliées à une maison-mère dont le siège se situe dans un autre pays. Et l’externalisation des coûts, avec l’achat de produits moins chers en provenance de l’autre bout de la planète, ne permet pas d’accéder à un impact net positif. »

Malgré ces défis, Alessandro Inversini est convaincu du potentiel de l’hôtellerie régénérative. Dans le cadre de ses recherches, il a pu définir quatre étapes à mettre en œuvre pour se rapprocher de ce paradigme. Il faut d’abord renoncer aux modèles économiques entièrement basés sur le profit, puis co-créer son entreprise avec les communautés locales, et s’engager à régénérer le lieu avec un impact positif local. Pour finir, il convient aussi d’impliquer les clientes et les clients au processus, et de les « éduquer ». L’expression « le client est roi » perd son sens dans ce contexte :« Dire à ses hôtes de réutiliser plusieurs fois le même linge à la salle de bain ne fonctionne pas vraiment, remarque le chercheur. Pour les responsabiliser, les managers doivent proposer une expérience qui les reconnecte au monde qui les entoure sans qu’ils aient l’impression de réaliser un effort. Cette démarche ne va pas tout résoudre, car la régénération demeure par nature une aspiration. Elle apporte néanmoins une contribution qui a un impact positif sur la communauté, la nature et, en fin de compte, sur les touristes. »

L’empathie au centre de la réflexion touristique

Cette vision empathique va-t-elle sauver l’industrie touristique de l’écocide et du surtourisme ? Alessandro Inversini ne le sait pas, mais il estime faire sa part en proposant cette autre manière de voyager. Sarah Balet est de son côté convaincue du pouvoir de l’empathie : « Elle nous fait renouer avec l’humain. Et le tourisme sans humains n’existe pas. Les échanges et les rencontres durant les voyages marquent davantage que le reste. Dès qu’on remet l’empathie au centre de la réflexion touristique, cela permet de prendre soin de notre écosystème et de comprendre que la qualité prime sur la quantité. »