C’est un pari audacieux : créer un événement collectif appelé à se perpétuer d’année en année. Le chorégraphe Rémy Héritier a imaginé une danse destinée à vieillir avec son interprète et à se renouveler à chaque épisode.

TEXTE | Marco Danesi

Il faut s’imaginer une danse sans fin, en perpétuel changement. C’est Une danse ancienne. Ce projet de recherche-création de Rémy Héritier dialogue avec le rite, la permanence et l’entropie (transformation, en grec). L’ambition de ce danseur, chorégraphe et chercheur associé à La Manufacture – Haute école des arts de la scène – HES-SO à Lausanne, conjure l’éphémère du spectacle événement – une poignée de représentations et puis c’est terminé – pour embrasser le vertige de la récurrence infinie au risque de l’érosion : la danse revient et revient, se consumant et se régénérant à chaque nouvel épisode, comme une série inépuisable, ou presque.

Avec les mots de Rémy Héritier, Une danse ancienne « fait le pari du futur » en confiant son destin à une danseuse – Délia Krayenbühl – qui va « réactiver » la danse chaque année, à la même date, jusqu’à la fin de sa vie, au même endroit. Un lieu a priori « sans qualités », selon le souhait de Rémy Héritier, situé à Prilly dans le canton de Vaud. La quatrième édition s’est déroulée en mai 2024 dans le cadre de la Fête de la danse.

HEMISPHERES 27 Une danse qui n en finit pas
La danseuse Délia Krayenbühl (ici, lors de l’édition 2023) est la dépositaire du projet « Une danse ancienne ». Elle réactive cette création chaque année, à la même date, au même endroit et le fera jusqu’à la fin de sa vie. | JOACHIM SOMMER

Une invitation à tenter l’intenté

Une danse ancienne, c’est une création et une recherche engageant des groupes de professionnel·les, d’amateur·trices, de volontaires, des enfants mêmes, qui aboutit à une pratique sociale, ou du moins à un changement des pratiques courantes de production et de consommation culturelles. Le projet a vu le jour et évolue aux confins de l’apprentissage et de la transmission, du singulier et du commun, de la mémoire et de l’ineffable, de l’archéologie et de la projection, du documentaire et de la fiction. Le résultat est de toute évidence une danse, mais aussi une expérimentation grandeur nature de construction collective d’une œuvre appelée à vieillir, à devenir ancienne.

En cela, elle est une puissante invitation – pour les créateur·trices, le public, les partenaires – à s’émanciper, à tenter l’intenté : revivre ensemble et à l’envi une expérience, à la fois originelle et originale. Il s’agit en somme de se souvenir collectivement de l’histoire de cette danse exécutée lors des éditions passées, et d’en faire immanquablement à chaque nouvelle occasion, un moment unique. Une danse ancienne se reproduit et se réinvente dans le corps de la danseuse – « dans un corps dansant », indique Délia Krayenbühl, comme pour dépersonnaliser sa présence. Une danse ancienne ressurgit et se renouvelle également dans la mémoire de l’équipe du projet (sans le support d’un quelconque enregistrement de l’événement), sur un site, qui change d’une année à l’autre (l’urbanisation fait son travail), dans le regard expert ou vierge du public, et grâce aux contributions des voisin·es ou des usager·ères des lieux.

Un rituel qui s’autonomise

« Ce n’est ni un solo, ni un spectacle, c’est un tout (une danseuse, une promenade, un lieu, un environnement, des riverain·es, un public), raconte l’ancienne étudiante de La Manufacture. Ce ‹tout› prend son sens par les liens entre ces éléments qui agissent les uns sur, avec les autres. Le corps qui danse en est le médium, le révélateur, le catalyseur. »

« Par sa durée et son mode d’emploi, suggère Rémy Héritier, le projet va vivre sa vie au gré de la volonté de ses auteur·es et des aléas existentiels, physiques, géographiques, financiers, bref des aléas relatifs à son contexte, à son environnement. » De cette manière, Une danse ancienne – dans toutes ses facettes et par elle-même – est appelée à se retrouver au fil des rendez-vous annuels. Elle se perpétue, se perd, se transforme, ce qui est précisément la définition de l’autonomie. Une danse ancienne est ainsi un rite – cérémonie collective codifiée dont on pourrait oublier l’origine au fil du temps –, une permanence – par sa répétition – et une entropie – en raison de la part croissante d’imprédictibilité au cours de son existence qui va l’éroder, et la métamorphoser.


Une création ancienne, mais pas antique

Lorsqu’on l’interroge sur l’intitulé de son projet Une danse ancienne, le chorégraphe Rémy Héritier clarifie d’emblée qu’ « ancien n’est pas antique » : « ancien » renvoie à ce qui existe depuis longtemps, tandis qu’ « antique »se réfère à ce qui appartient à une époque passée. Il est vrai toutefois qu’au début des opérations, l’équipe de recherche, sous l’impulsion d’un groupe d’historien·nes, a plongé dans l’archéologie de la danse via l’étude d’un traité de Lucien de Samosate quia vécu entre 120 et 180 après Jésus-Christ.

Ces premières fouilles ont permis de jeter les bases des archives de la recherche et de la création du projet. Elles rassemblent récits, témoignages, images, objets comme autant de traces, vestiges, marques des travaux accomplis depuis 2020 jusqu’à nos jours. Ces documents ont rejoint les archives communales de la ville de Prilly, partenaire d’Une danse ancienne, et peuvent être consultés par les personnes intéressées. L’idée de fouille, et des matériaux qui en découlent, est très importante pour cet artiste chercheur. D’autant plus que ce dernier épouse la conception développée par Isabelle Launay, historienne de la danse, selon laquelle « tous les gestes portent en leur sein les gestes qui les ont précédés ».

Et c’est ainsi que Délia Krayenbühl procède. Avec le concours de tous les intervenant·es à chaque tour de danse, elle « reréveille » son corps, elle explore les différentes couches de gestes et mouvements sédimentés dans les mémoires des participant·es et du lieu, entre oublis et nouvelles propositions collectives. Comme il n’existe pas d’enregistrement visuel ni sonore de la performance, il ne s’agit pas de répéter, de refaire à l’identique, mais de remettre en jeu le corps, les sens, les souvenirs et les imaginaires. « L’interprète, explique Rémy Héritier, met en œuvre une pratique de la distinction, de l’écart, de la variation pour que chaque geste soit singulier tout en charriant une histoire qui le dépasse largement. On se trouve ici dans le domaine de la tradition. La tradition se perpétue parce qu’elle se renouvelle et se modifie au fil du temps. » Rite, permanence et entropie. Si elle réussit son pari du futur, la danse ancienne sera un jour aussi traditionnelle.