La neuroscientifique Clara James a été violoniste dans une vie antérieure. Elle consacre ses recherches depuis plusieurs années à la compréhension des liens entre la musique et les capacités d’adaptation du cerveau.
TEXTE | Stéphany Gardier
Quand elle avait une trentaine d’années, alors qu’elle était violoniste professionnelle, Clara James a fait le choix de recommencer à zéro dans une nouvelle voie : la science. Née à Amsterdam, elle avait joué pendant plus de dix ans dans des orchestres néerlandais avant de rejoindre la Suisse où son conjoint avait été muté. Ce qui n’aurait pu être qu’un déménagement a finalement représenté un nouveau départ pour la musicienne, qui a vu là une occasion de réorienter sa vie. Celle qui est désormais professeure et responsable de l’Institut de recherche de la Haute école de santé de Genève (HEdS-Genève) – HES-SO, avait en effet toujours été attirée par la médecine en plus de sa passion pour la musique. À 30 ans, Clara James était cependant consciente que la durée du cursus médical risquait de représenter un obstacle. C’est finalement vers la psychologie cognitive qu’elle s’est tournée. Elle a ensuite poursuivi jusqu’au Master en jonglant avec de nouvelles responsabilités familiales. « Nous avons décidé d’avoir deux enfants durant cette période, sourit la scientifique. À côté des études, j’effectuais des remplacements dans des orchestres pour gagner un peu d’argent. Puis j’ai occupé un poste d’assistante à l’Université de Genève. » Mais la musique est restée présente au cœur de son travail, puisqu’elle lui a consacré de nombreuses recherches, plus précisément concernant les effets de la pratique et de l’écoute musicale sur le cerveau et le comportement humain.
Comprendre le cerveau plutôt que traiter des patient·es
Aussi passionnée par les sciences qu’elle l’avait été par la musique, Clara James souhaite en apprendre davantage sur le cerveau et tenter de percer quelques-uns de ses nombreux secrets. « J’ai choisi de faire un doctorat en neurosciences plutôt que de devenir neuropsychologue, précise la chercheuse. Je préférais comprendre comment le cerveau fonctionne que traiter des patient·es. » Elle soutient sa thèse en 2008, à 45 ans. Fait exceptionnel, elle décroche presque dans la foulée un financement du FNS. « Il y avait déjà beaucoup d’études qui montraient que les cerveaux des musicien·nes et des non-musicien·nes étaient différents, mais leur méthodologie n’était pas optimale. On ne savait pas si ces variations existaient déjà avant que les personnes ne se mettent à la musique. J’ai donc proposé un projet innovant qui comprenait trois groupes de participant·es semblables sur de nombreux facteurs et dont la seule grande différence était le niveau de pratique musicale. Cela n’a pas été facile de trouver des personnes vierges de toute pratique musicale, car c’est plutôt rare en Suisse ! »
L’imagerie par résonance magnétique (IRM) et l’électroencéphalographie utilisées pour ces travaux menés entre 2009 et 2014 ont notamment permis de montrer que la pratique musicale modifie progressivement le cerveau, et ce, d’autant plus que les expériences musicales sont intenses. Ces changements concernent l’activité cérébrale, mais aussi la composition en matière blanche et grise dans certaines aires du cerveau 11 La matière blanche et la matière grise sont les deux principaux types de tissus du cerveau. Ceux-ci jouent un rôle dans le fonctionnement du système nerveux. La matière blanche facilite la communication entre les zones qui traitent l’information et celles qui exécutent les actions. La matière grise est impliquée dans des fonctions telles que la perception,le langage etla mémoire.. « Il est intéressant de noter que cette plasticité cérébrale – qui permet au cerveau d’adapter ses réseaux neuronaux en fonction de l’expérience vécue – a un effet double chez les musicien·nes, relève Clara James. En effet, les régions sensorimotrices de leur cerveau, essentielles pour la perception sensorielle et le contrôle des mouvements, augmentent en taille ou deviennent plus actives. Alors que – surtout chez les musicien·nes experts – d’autres aires, impliquées dans les aspects cognitifs de la musicalité, deviennent moins actives et peuvent même rétrécir parce qu’elles fonctionnent plus efficacement. »
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Bruno Pietri a composé des quatuors à cordes pour les travaux de Clara James. Ils étaient diffusés aux volontaires dans l’IRM, qui devaient déterminer si le morceau présentait une erreur sur le dernier accord. La capacité à l’identifier permet de distinguer les non-musicien·nes des amateur·trices ou des expert·es. Sauriez-vous identifier le morceau dont la fin est juste ?
La réponse juste est l’extrait 1
Les liens entre musique et cerveau à tous les âges
Jeunes adultes, seniors en bonne santé, avec un déclin cognitif voire une démence, mais aussi jeunes enfants : les travaux de Clara James s’intéressent aux liens entre musique et cerveau « du berceau au dernier souffle », comme elle le résume. « La plasticité cérébrale est maximale autour de 7 ans mais elle persiste toute la vie. La pratique musicale représente un outil puissant pour booster notre cerveau à tout âge. Une de nos études a suivi des seniors entre 63 et plus de 80 ans, dont certains ont fait des progrès formidables en une année ! » La scientifique insiste : « Il n’existe pas d’âge auquel on ne peut plus apprendre ». Découvrir de nouvelles choses, acquérir des savoirs, c’est d’ailleurs ce qui nourrit Clara James. Elle souhaite que ce fil de l’apprentissage ne se brise jamais : « C’est ce que j’adore dans ce métier. Chaque soir, j’ai appris quelque chose de nouveau. »
Le projet qu’elle porte en ce moment, financé par le FNS, est consacré à l’effet de la pratique musicale sur le neurodéveloppement. Il implique 150 jeunes volontaires. « Je fais ce que j’ai toujours voulu faire », se réjouit la chercheuse, qui souligne que faire participer de jeunes enfants à des travaux impliquant des IRM n’a cependant pas été simple. « Nous allons comparer trois groupes d’enfants. Les premiers pratiquent la musique dans le cadre d’un orchestre en classe, les deuxièmes pratiquent des arts visuels, tels que la peinture ou la sculpture, et les troisièmes participent à des sorties culturelles guidées. »
L’équipe de recherche qu’elle a réunie pour ce projet compte des doctorant·es, ainsi que des étudiant·es Master ou Bachelor. Arrivée dans la recherche académique sur le tard, Clara James se décrit comme « très intergénérationnelle » : « Lors des réunions de laboratoire, tout le monde s’exprime, j’y tiens beaucoup. J’essaie d’avoir un management horizontal. Ce n’est pas toujours évident, mais mon but est d’écouter tout le monde. Parfois un étudiant·e fait une remarque et je me dit “Mais bien sûr, il ou elle a raison”. »
Le dépassement de soi, en musiquecomme en recherche
Clara James aime aussi collaborer aux projets de ses collègues. Elle participe ainsi à la recherche menée par Anne-Violette Bruyneel, physiothérapeute et professeure à la HEdS-Genève, sur la prévention des douleurs et la santé mentale des jeunes musicien·nes (lire Les vagues à l’âme et au corps des musiciens, dans Hémisphères 27, ndlr). « Ce sujet fait écho à ma propre expérience et cela peut parfois être dangereux en recherche », commente Clara James, qui se souvient encore des douleurs ressenties. « Mais j’ai pris de la distance par rapport à cela. C’est un tabou dans le monde musical, on se tait jusqu’à ce que le corps ou le mental craque. Il faut développer des outils, comme dans le sport, pour agir en amont de ces ruptures qui amènent de jeunes musicien·nes à cesser définitivement leur activité. » Même si la tendinite de sa jeunesse se rappelle à elle régulièrement, Clara James pratique toujours le violon pour son plaisir, tout en cherchant continuellement à progresser. « Être musicienne, c’est une façon d’être qui ne m’a jamais quittée. Si j’ai réussi dans la recherche en commençant si tard, c’est grâce à la discipline et à la quête de l’excellence que j’ai apprise depuis mes 8 ans. J’ai changé de métier, pas de credo : mon but est toujours de me dépasser. »