Quand je ne ressens pas ce que tu ressens

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Les jeunes qui souffrent de troubles psychiques montrent parfois un déficit d’empathie. Comment expliquer ce manque de capacité à identifier ce que l’autre éprouve ? La réponse est neuroscientifique, mais également sociétale.

TEXTE | Jade Albasini
ILLUSTRATION | Pawel Jonca

L’inaptitude à saisir les émotions des autres, c’est génétique ? Ou le résultat d’environnements familiaux et sociaux hostiles ? Ces questions sont soulevées non seulement par le corps médical mais ont aussi envahi nos écrans ces dernières années. « Il y a eu un effet de mode sur cette thématique avec les documentaires sur des tueurs en série et autres psychopathes, avance Mélanie Pinon, infirmière spécialisée en psychiatrie clinique et adjointe scientifique à la Haute école de santé de Genève (HEdS-Genève) – HES-SO. La recherche scientifique s’est, de son côté, concentrée sur des populations adultes, des personnes incarcérées avec un diagnostic de sociopathie ou présentant un trouble de la personnalité narcissique. »La chercheuse souhaitait, pour sa part, comprendre le développement de ce qu’on nomme parfois « absence de culpabilité » : dès 2013, elle s’est intéressée aux bases neurales d’un manque de compétences émotionnelles à l’adolescence, hors diagnostic de troubles autistiques. « Il y avait peu de littérature qui traitait ce point de vue », précise-t-elle. Elle voulait saisir l’origine de ce caractère qui ne constitue d’ailleurs pas une pathologie, mais un symptôme associé à d’autres maladies mentales : « On se situe dans un spectre. Ce déficit ne signifie pas qu’une personne manque totalement d’empathie. Cependant, par rapport à un standard, elle en a moins. » Cela peut toucher l’empathie affective, soit la réponse à l’expérience émotionnelle d’une autre personne ou l’empathie cognitive, la compréhension rationnelle du vécu de quelqu’un. Parfois, ce sont les deux.« Les adolescentes et les adolescents concernés peuvent parfois présenter une faible empathie pour les émotions négatives, mais une forte empathie pour les positives », souligne encore Mélanie Pinon.

Par précaution, les professionnel·les de la santé ne posent pas de diagnostic de manque d’empathie chez une personne de moins de 25 ans. Son cortex préfrontal n’est pas encore mature et son comportement peut encore beaucoup évoluer. Malgré ce potentiel d’évolution favorable, les jeunes souffrant d’un déficit d’empathie sont encore souvent stigmatisés. Illustration réalisée par Pawel Jonca pour Hémisphères.

Focus sur les neurones miroirs

Mais quelles sont les causes de cet état de distanciation par rapport aux sentiments des autres ? La neuroscience parle d’une réponse neurale diminuée qui touche les circuits impliqués dans la reconnaissance des expressions émotionnelles. « Les neurones miroirs, notamment, permettent de prendre la perspective d’autrui. Ils sont donc extrêmement liés à l’empathie. Si ces neurones ne fonctionnent pas de manière optimale, la capacité de se projeter cognitivement ou affectivement à la place de quelqu’un est moins aisée », analyse Sébastien Urben, responsable de secteur de recherche au Service universitaire en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au Centre hospitalier universitaire vaudois. Par précaution, les professionnel·les de la santé ne posent pas de diagnostic chez une personne de moins de 25 ans. Le cortex préfrontal n’est pas encore mature. « On se trouve à la limite de l’inné et de l’acquis, précise Mélanie Pinon. Il y a une part de patrimoine génétique, mais le comportement va se modifier en lien avec l’environnement. Tout peut encore changer. Ce qui nous entoure va avoir un impact tout au long de la vie. On sait aujourd’hui que la plasticité cérébrale permet de recréer des connexions neuronales jusqu’à un âge avancé. » Sébastien Urben ajoute que « la perspective neuroscientifique peut parfois donner une image trop déterministe. Certaines personnes montrent une grande capacité d’adaptation ou de résilience. »

Le manque d’empathie, qui peut être partiel ou total, ne constitue pas une pathologie, comme l’explique Mélanie Pinon, infirmière spécialisée en psychiatrie : il s’agit d’un symptôme associé à d’autres maladies mentales. | © Bertrand Rey

Sortir de la stigmatisation

Malgré ce potentiel d’évolution favorable, les jeunes souffrant d’un déficit d’empathie sont encore trop souvent stigmatisés. Comme Achille 1Prénom d’emprunt, un jeune homme que Mélanie Pinon a rencontré en pédopsychiatrie : « Tout le monde était contre lui, y compris l’équipe médicale.Mais quand on pousse la réflexion jusqu’au bout, on se rend compte que si nos neurones miroirs résonnent correctement, on va réagir en ressentant moins d’empathie pour cette personne qui en présente moins pour nous. Après, notre rôle, c’est de l’aider à combler ce déficit. À ma connaissance, il n’existe pas de traitements moléculaires. Mais il est possible de travailler l’identification des émotions. Lui faire acquérir des compétences pour qu’il adapte son fonctionnement, sans en devenir manipulateur. Rappelons que ces jeunes ont des comportements qui échappent à leur volonté. Rendons-leur leur humanité ! »


Mesurer l’empathie

Durant ses recherches, Mélanie Pinon a travaillé avec des méthodologies permettant de mesurer l’empathie. Parmi celles-ci, la Basic empathy scale (BES) est l’échelle la plus utilisée. Elle est composée de 20 situations du type « je suis souvent envahi·e par les sentiments de mes ami·es », où la patiente ou le patient doit répondre de « pas du tout d’accord » à « tout à fait d’accord ». « Ce qui est avantageux, c’est que la BES permet de mesurer comment l’empathie évolue avec l’âge. On peut la faire passer à plusieurs moments de la vie », commente la chercheuse. La Griffith empathy measure se présente sous la forme d’observations cliniques ou d’un questionnaire réalisé par un parent. Cela donne lieu à des observations telles que « mon enfant peut être bouleversé s’il voit un animal se faire maltraiter ». Quant à l’Interpersonal reactivity index, il s’adresse à des adultes incarcérés. « Il met en lien l’empathie et le sentiment de culpabilité, explique Mélanie Pinon. Cela montre la corrélation entre le déficit d’empathie et le risque de nouvelles agressions. »